La peinture comme désir, par Yannick Haenel, écrivain

Delacroix_-_La_Mort_de_Sardanapale_(1827)

La Mort de Sardanapale, 1827, 3,9 x 4,9m, Eugène Delacroix

Pour Baudelaire célébrant Delacroix le poëte en peinture – contre Hugo l’académicien – dans son fameux Salon de 1846, le tempérament, voluptueux, violent, voire la naïveté géniale, est le secret de la préservation de l’âme.

« Delacroix, écrit-il, est le seul aujourd’hui dont l’originalité n’ait pas été envahie par le système des lignes droites ; ses personnages sont toujours agités, et ses draperies voltigeantes. »

Il y a une vérité du mouvement et des palpitations de la couleur.

« E. Delacroix, poursuit-il, est universel ; il a fait des tableaux de genre pleins d’intimité, des tableaux d’histoire pleins de grandeur. Lui seul, peut-être, dans notre siècle incrédule, a conçu des tableaux de religion qui n’étaient ni vides et froids comme des œuvres de concours, ni pédants, mystiques ou néo-chrétiens, comme ceux de tous ces philosophes de l’art qui font de la religion une science d’archaïsme, et croient nécessaire de posséder avant tout la symbolique et les traditions primitives pour remuer et faire chanter la corde religieuse. »

Voilà probablement ce que perçoit d’abord Yannick Haenel venu de Rennes, lorsqu’il découvre à 19 ans au Louvre, lors d’une équipée initiatique de plusieurs jours et nuits à Paris, la fulgurance d’une œuvre cannibale, La Mort de Sardanapale.    

Une terrible noblesse dans la grandeur, un feu de sacrifice, une jouissance à l’orée du crime, s’en exceptant finalement par la grâce d’un embarquement sans retour dans la joie des couleurs et des formes pensées.

Jeune vieux fou de peinture (Le Caravage, Van Gogh, Manet, Bacon, Bruno Perramant), l’auteur de Cercle l’est assurément, qui écrit pour la Petite Collection des éditions Mille et une nuits (Fayard) un court texte inspiré Le désir comme aventure.

Pour Yannick Haenel, la peinture comme expérience procède d’une mise à nu fondamentale, de soi, du monde dans sa falsification, d’une dénudation en somme.

Les meilleures œuvres, quand on les rencontre vraiment, sont un révélateur d’un état intérieur dont nous ignorons la profondeur et la puissance.

« L’étincelle qui s’allume entre une œuvre et vous répond à un désir que vous ne connaissiez pas encore. Elle invente ce désir ; elle vous le prodigue. Ce désir en plus, ce plus beau désir qu’une œuvre d’art fait naître en vous, c’est le feu de l’existence. Lorsque vous l’avez rencontré, il ne s’éteint plus : le feu contenu dans la peinture ne cesse de se transmettre à vous comme une vérité secrète. »

Face à La Mort de Sardanapale, à son orgie de corps et de sang, face à la tuerie et à la chair offerte une dernière fois, Yannick Haenel contemple le mystère de son désir.

Le tableau l’invente-t-il ou le précède-t-il ? Non, il lui donne sa formule la plus intense, des détails, des nuances de couleurs à en perdre la tête.

L’écriture aura pour ambition de rester à la hauteur de ce délire brûlant, d’approcher le mal, de l’exposer, puis, feignant de lui offrir une ultime victoire, de lui couper la gorge.

Il y a une équivalence spéciale entre désir, écriture et amour, par l’accès à une expérience poétique fondamentale. Une musique, un film, un plan, une page, une phrase, intimement reçus comme un élargissement.

Des Illuminations à la façon de Rimbaud.

Le son du tambour africain.

Le désir nourrit le désir, il est à la fois la dialectique faisant tournoyer pulsions de vie et de mort, et sa résolution dans l’œuvre.

Mais, telle est la leçon du Sardanapale – impossible à accepter pour les propagandistes du progrès des mœurs -, informée par la lecture de Sade : si le désir est profusion, de houris, de bijoux, de chevelures, de peaux à étreindre et pénétrer, il mène aussi souvent en sa part la plus sombre à la jouissance du massacre.

« Pour le dire d’une formule, écrit Yannick Haenel, l’humanité ne recherche pas le bien. On sait tous cela, et pourtant on ne le sait pas. C’est pourquoi j’en ai eu le souffle coupé à 19 ans, émotion, vertige, et – chose plus inavouable – plaisir. (…) La peinture est ce qui vous jette au visage une scène interdite – une scène qui, en vous séparant des usages, en déchirant avec cruauté vos bons rapports avec le monde, vous ouvre à ce qui défaille. La peinture creuse un trou dans le réel, et en creusant ce trou, elle vous comble. C’est l’aventure du désir – son ouverture à l’abîme. »

Il y a du Montezuma en nous, des torrents de lave ardente, un gouffre aveuglant de lumière noire.

Nous faisons l’amour en nous cognant aux portes de la mort, nous la faisons crier, exulter, et se dissoudre peut-être.

Nous copulons avec le sang, nous nous approchons du néant, nous y tombons, simplement retenus par les bras de l’aimé-e.

Qui nous berce et nous embrasse les paupières après nous avoir ôté le couteau. 

La littérature et la peinture connaissent parfois de tels secrets, que la société en sa quasi-totalité s’emploie à dissimuler.

La société, cette pauvresse se croyant souveraine ? « Tout est fait pour que le désir ne nous arrive plus – pour qu’il n’y arrive pas. La pesanteur d’un monde où le désir s’absente nous assigne à ne plus être que la proie du contrôle – à pourrir à l’étroit en nous-mêmes, dans l’infernalité d’un langage dévitalisé, offert à la goule des réseaux de communication. »

Voilà.

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Yannick Haenel, Le désir comme aventure, Petite Collection des éditions Mille et une nuits (Fayard), 2021, 30 pages

1001 nuits – Fayard

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