Portrait de l’émir de Boukhara, Ouzbékistan, 1890, Paul Nadar ©Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Diff. RMN-GP
C’est un double livre en un, dont le dispositif est superbe, permettant de découvrir les images de l’un en même temps que l’autre, de créer des associations, diptyques, triptyques, quadriptyques, en fonction du nombre d’images imprimées sur les double-pages de chaque ouvrage.
Cette façon de présenter deux séries photographiques d’époque différentes – 1890 et 2011/2020 – consacrées à la Route de la soie est très pertinente, non pour jouer le jeu de la comparaison systématique, mais pour s’enivrer d’espaces et de regards sur un même espace traversé à plus d’un siècle de distance.
Khoudjand, Tadjikistan, 2012 ©Payram
Car les noms eux continuent de faire rêver dans l’intemporel : Samarcande, Boukhara, Douchanbé, Astara, Batoumi, Tachkent…
Les photographes sont de Paul Nadar – fils de la célèbre famille -, ayant entrepris, en quête d’exotisme et poussé par le milieu russe à Paris, un voyage à travers l’Europe centrale et l’Asie jusqu’au Turkestan, et Payram, exilé iranien vivant en France depuis 1983, photographiant à la chambre avec les derniers films Kodak grand format disponibles, alors que son devancier avait utilisé les premiers films au gélatino-bromure d’argent de la marque mythique permettant des prises de vue très rapides, et parfois à l’insu des sujets représentés.
Boukhara, Ouzbékistan, 2013 ©Payram
Il ne s’agit pas pour Payram de se placer absolument dans les pas de Nadar, mais de documenter le quotidien des habitants de l’Asie centrale après la chute de l’URSS, et d’évoquer un manque fondamental.
Cependant, narre Mathilde Falguière-Léonard, conservatrice du patrimoine, se souvenant d’une anecdote racontée par Payram : « En 2013 à Samarcande un chauffeur de taxi, le voyant avec sa chambre photographique, lui a spontanément montré des cartes postales tirées d’images de Paul Nadar. »
Nadar (1856-1939) aime les portraits et les mises en scène, et l’enchantement du voyage par terre, mer, train, montures diverses. Ce qu’il voit est souvent de grande beauté, sur les rives de la mer Caspienne à Bakou, dans le palais du bey au Turkménistan. Des commerçants géorgiens posent pour lui à Tbilissi, mais aussi des miliciens de Gourie ou un fauconnier. Nous sommes avec lui dans un souk à Boukhara, avec des mendiants, à l’entrée des gorges du Sanzar en Ouzbékistan. D’une valeur ethnologique remarquable, ces photographies témoignent d’un mode de vie ancestral bousculé progressivement par la modernité et l’arrivée du chemin de fer.
Enfants jouant dans le désert, Turkestan russe, 1890, Paul Nadar ©Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Diff. RMN-GP
Payram est plus contemplatif que son prédécesseur, plus métaphysique peut-être, s’intéressant aux câbles électriques et formes structurant les paysages. La grandiose des montagnes d’Asie centrale y côtoie la solitude des êtres et la nudité des steppes. Le regard est moins celui de l’exote que celui d’un frère pérégrinant en des contrées qui le rapprochent de sa terre natale. Les scènes qu’il observe pourraient être celles quelquefois de son enfance. Il y a ici comme une sensation d’image manquante, qui n’est autre que celle imposée par l’exil.
Dans son texte très juste, intitulé L’inatteignable, Michel Poivert analyse : « Tout autour de l’Iran le photographe laisse les traces de ses pas et l’empreinte du tripode de sa chambre noire. Il dessine ainsi la géométrie des âmes qui hantent leur point d’origine. Comme la pierre jetée dans l’eau, ou le cœur de l’arbre qui s’épaissit, les cercles de croissance s’agrandissent avec le temps sans jamais totalement disparaître. Ils deviennent seulement invisibles. C’est cette invisibilité que les photographies de Payram nous montrent comme figure de l’inatteignable. »
Marché aux chevaux, Samarcande, Ouzbékistan, 1890, Paul Nadar ©Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Diff. RMN-GP
On peut bien entendu chercher des similitudes et contrepoints entre les deux ouvrages, s’attarder par exemple sur la figure du bey dans les deux ouvrages, mais il est plus intéressant encore de les laisser divaguer dans l’imaginaire, comme des paysages flottants révélant la substance même, essentiellement onirique, de la mémoire.
Des tapis, des transports, des arbres isolés, des édifices effondrés, et des postes frontières.
Des funambules, des caravanes, des jeux d’enfants, des palais, et des postes frontières.
Fête de printemps, nowrouz, Samarcande, Ouzbékistan, 2014 ©Payram
Chez Payram.
Chez Nadar.
Chez Payram-Nadar.
Paul Nadar / Payram, Dialogue photographique sur la Route de la soie, textes de Mathilde Falguière-Léonard et Michel Poivert, édition Fabienne Pavia, Le Bec en l’air, 2021, 110 pages
Sur la route de Nourek, Tadjikistan, 2011 ©Payram
Payram est représenté par la galerie Maubert (Paris)
Ligne du Transcaspien, Turkestan russe, 1890, Paul Nadar ©Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Diff. RMN-GP