©Joseph Charroy
« Une plaine désertique, un no man’s land / Une voie de tramway au milieu / Des bâtiments de zone industrielle à l’abandon / J’attends le tram // Jean-Luc a dit que c’est ici / Précisément à cet endroit-là / Que l’on peut voir que nous avons perdu la guerre // Je prends le tram sans ticket / Il y a des cow-boys / Je descends à la rue Blanche parce que je n’ai plus de ticket / Je marche vers la ville. » (une scène d’un film de Godard représentant un Palestinien en Indien dans Sarajevo dévasté ? Non un flash onirique de Rachel Sassi)
Par euphonie très élastique, replis de l’anthélix, titre du recueil de rêves de Rachel Sassi, publié par Primitive éditions (Joseph Charroy/Florence Cats), m’évoque immédiatement Notre antéfixe, écriture-collage (photographies autoportraits au déclencheur à retardement, et notes) de Denis Roche paru en 1978 dans la collection « Textes » que dirigeait Bernard Noël chez Flammarion.
Il ne s’agit pas ici d’un manifeste photobiographique, mais, plus modestement, d’une succession de rêves écrits sous forme poétique (des vers à majuscule, le point final, et pour une unique occurrence le point d’interrogation, comme seuls signes de ponctuation), dans un ouvrage encadré par deux images en noir et blanc très belles, probablement de l’auteure et d’une chaise vide posée sur la luzerne.
« Il m’emmène dans une ruelle, une impasse / Au fond de l’impasse, derrière une grille / Un pommier en fleurs / Il me dit : ça, c’est le premier pommier. »
Dans le trou noir du rêve (voir la couverture), il y a des scènes, des tableaux, des bizarreries, des personnages, des visions.
Je lis replis de l’anthélix comme un champ magnétique calme colligeant des microfictions.
Il faut les découvrir sans hâte, laisser monter en soi un étonnement, un sourire, une surprise.
Un psychanalyste s’amuserait, le matériau est riche.
Il y a des blessures, des clairières, des villes, un vieux piano, une cage d’escalier, un lac, des moyens de transport, une femme parlant yiddish, des cercueils, beaucoup d’animaux.
« Des oiseaux habillés / Ils se tiennent droits comme des pingouins / J’ai peur d’eux. »
Etonnamment pour des rêves, tout est généralement très pudique, très tenu, très délicat.
©Joseph Charroy
Il faut comprendre ici que ces blocs oniriques surgis du cerveau d’une auteure par ailleurs artiste complète (musicienne, chanteuse) ont été sculptés, affinés, afin d’en offrir la quintessence.
Le blanc s’impose, les silences, les ellipses.
Ne surtout pas peser quand les rêves des autres peuvent être si pénibles.
« Un immeuble au bord d’un chantier naval / Il est là // On se rencontre plusieurs fois, à plusieurs endroits / On se connaît / Plusieurs fois, à plusieurs endroits / C’est l’été. »
Les rêves ne connaissent pas le principe de la non-contradiction, telle est leur force, aussi de ne pas craindre le burlesque, le farcesque, le saugrenu.
« A Paris dans un petit appartement / Je vais m’installer là / Il y a une morille séchée dans un lavabo en porcelaine blanche. »
Chaque page est une amorce de film, une proposition à déployer narrativement, mentalement, ou simplement l’aura d’un photogramme revêtant la page d’un corps de gloire.
Et puis, parfois, la nuit est sublime.
« Je nage dans les marais / L’eau est tiède / Boueuse / Immobile / Des couloirs d’eau / Je m’endors en nageant. »
©Joseph Charroy
Mais, au fait, l’anthélix, pour qui n’est pas phoniatre ou acousticien ?
Il s’agit, m’apprend un moteur de recherche, de « la zone de l’oreille, plus précisément du pavillon, de forme semi-circulaire située en périphérie du conduit auditif externe, en arrière de la conque de l’oreille, en avant et en dessous de l’hélix ».
Autrement dit d’une capacité à percevoir, lorsque l’on est écrivain ou que l’existence poétique nous importe avant tout, la parole vivante, l’énergie des mots, la force créatrice des sons.
Rachel Sassi, replis de l’anthélix, Primitive éditions, 2022, 140 pages