Homo photographicus, par Joan Fontcuberta, artiste pluridisciplinaire

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©Txema Salvans

« Nous n’assistons pas à l’invention d’un processus mais à la désinvention d’une culture, au démantèlement de la visualité que la photographie a implantée de manière hégémonique depuis un siècle et demi et qui a commencé avec la révolution industrielle et la culture techno-scientifique. »

On sait l’intelligence et la malice de Joan Fontcuberta, artiste pluridisciplinaire, critique, historien, enseignant à l’université Pompeu Fabra de Barcelone et à Harvard, docteur honoris causa de l’université Paris-8.

Pourtant, lorsqu’une entreprise de téléphonie espagnole l’appela il y a plus de vingt ans pour lui demander ce qu’il pensait de l’intégration d’un appareil photographique dans un téléphone, celui-ci se gaussa : autant en faire aussi un rasoir, ou une fourchette, ou un bateau gonflable !

Las, le grand homme de la photographie contemporaine l’avoue lui-même, c’était un plantage monumental, un aveuglement, un manque de vision – le premier téléphone portable équipé d’un objectif a été lancé sur le marché japonais en 2000, et que de changements depuis (Google date de 1998, Facebook de 2004, Google Maps de 2005).

Et de fait, poursuit-il, on ne sait rien ou si peu des formes et de la puissance que prendront les objets technologiques qui envahiront en le modelant notre futur.

Désignant désormais l’animaloïde humain comme appartenant à l’espèce homo photographicus, Joan Fontcuberta nous appelle des prosomateurs, avaleurs et producteurs d’images dans une époque se caractérisant par un déferlement iconique sans précédent, de l’ordre de l’infini.

Le flux ne peut plus s’arrêter, l’image est devenue la substance même du monde.

Dans son dernier essai, publié chez Actes Sud, Manifeste pour une post-photographie, l’artiste né à Barcelone en 1955 décrit un nouvel ordre visuel marqué par trois facteurs : la profusion et la disponibilité des images transformables à souhait par Photoshop (la première version date de 1990), donnant le coup de grâce à la « parenthèse indicielle » ; leur immatérialité et transmissibilité, essentiellement par Internet ; leur impact sur les relations sociales et le savoir.

Entrée dans l’ère de la mondialisation de l’excès, de la virtualité et de l’hypermodernité, l’image se doit, propose Joan Fontcuberta, d’être pensée dans sa puissance nouvelle, alors que les notions d’auteur, d’originalité, de propriété, voire de vérité, tendent à disparaître.      

Le phénomène post-photographique (profusion, immédiateté, connectivité, régime de virtualité permanente) a revalorisé logiquement les archives et le vernaculaire, notamment les albums de famille (voir ces temps-ci dans L’Intervalle le développement de cette topique), mais aussi la récupération et le recyclage (parodie, appropriation, pastiche, copie, citation…) des œuvres canoniques.

Un nouvel ordre visuel est en place, pour la photographie numérique la vérité étant « désormais une option, et non une obsession ».

« Il semble évident, écrit le penseur, que nous souffrons d’une inflation d’images sans précédent. Elle n’est pas l’excroissance d’une société hypertechicisée, mais plutôt le symptôme d’une pathologie culturelle et politique au sein de laquelle le phénomène post-photographique fait irruption. La post-photographie désigne la photographie qui circule dans l’espace hybride de la sociabilité digitale, conséquence de la surabondance visuelle. »

Nous développons nos interactions numériques (vitesse de l’éclair), mais que faisons-nous de notre mémoire ?  

La pulsion iconique devient une pollution mentale (de dimension pandémique) doublée d’une perte de repères spatio-temporels.

« Les caméras, conjecture le photographe, seront bientôt des implants organiques, faisant de nous des photographes-cyborgs. (…) La noosphère théorisée par Teilhard de Chardin – un réseau de cerveaux humains connectés les uns aux autres, une pure transmission de « pensées visuelles » – semble être à portée de main. »

Oui, mais à la différence d’un emploi de prothèses, non d’un éveil fin des sept sens ésotériques.

Les identités devenues malléables se modifient à souhait, il y a du trouble dans les polarités.

Il est temps maintenant de rappeler la querelle des images ou crise iconoclaste ayant eu lieu, de 726 à 843, durant l’Empire Byzantin, soit l’interdiction du culte des icônes.

L’aniconisme aujourd’hui ne serait-il que l’arme des fanatiques religieux quand chacun s’exhibe comme son propre veau d’or sur les réseaux ?

« La post-photographie, conclut l’auteur, nous offre une occasion de repenser la culture visuelle au sein d’un capitalisme esthétique dévoreur de signes, d’expériences, de mémoires, et nous presse de réagir. »

Joan Fontcuberta, Manifeste pour une post-photographie, traduit de l’espagnol par Emilie Fernandez, Actes Sud, 2022, 64 pages

https://www.actes-sud.fr/catalogue/arts/manifeste-pour-une-post-photographie

https://www.leslibraires.fr/livre/20480939-manifeste-pour-une-post-photographie-joan-fontcuberta-actes-sud?affiliate=intervalle

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