L’infralyrique des traces, par Muriel Pic, écrivain

La troupe de danseurs de Rudolf von Laban au bord du lac Majeur près d’Ascona en 1914. Diapositive sur verre de Johann Adam Meisenbach (Kunsthaus Zürich, Fonds Suzanne Perrottet)

« Voici crimes et fantômes sans rachat, manifestations subtiles et manifestes d’archives. Voici pollen de chair, déchirures de papier, contours perdus de l’image, matières élémentaires. Voici vertiges, appels à l’aide, appels à comprendre. Voici l’infralyrique des traces, citations des morts, expire, inspire, le fil diaphane d’une ancienne respiration. Voici ceux qui lisent dans la poussière, atomes qui flottent dans la lumière, le gris de Newton et de Lucrèce. Voici l’argument, voici le rêve. Voici grisailles – avec le fil rouge d’une veine. »

La singularité des livres de Muriel Pic est toujours politique.

Par le montage texte/image et le travail sur les archives abordées comme un monde flottant, l’auteure de Elégies documentaires (Macula, 2016), En regardant le sang des bêtes (Trente-trois morceaux, 2017) et Affranchissements (Seuil, 2020), situe sa pensée du côté du chant, du rêve et de la réflexion biopolitique – les êtres invisibilisés, ceux qu’on pleure et ceux qu’on ne pleure pas.

L’argument du rêve, publié en Suisse par Héros-Limite, observe trois îles, à la fois comme territoire d’utopie et de désastre, Okinawa durant la guerre du Pacifique, la zone imaginaire libre dédiée au naturisme d’Orplid et l’île de Patmos où Saint Jean, dit-on, composa L’Apocalypse.

Pour chaque voyage, des écrivains sont convoqués, Sei Shonagon (qui vécut aux alentours de l’an 1000), Annette von Droste-Hülshoff (1797-1848), Robert Lax (1915-2000) et Lorand Gaspar (1925-2019), cette écoute de la parole dans la parole, de la voix dans la voix, donnant à L’argument du rêves une dimension résurrectionnelle très forte.

Après un prologue en prose intitulé L’infralyrique, exposant la logique du document comme matériau d’étude et de rêve, Muriel Pic déploie en trois parties composées de vers libres le résultat de ses enquêtes menées à San Francisco sur les traces des kamikaze japonais, à Hanovre du côté des archives du sport du mouvement naturiste FKK (Freie Körper Kultur) et à partir des textes et images évoquant les ermites de Patmos.  

Okinawa est l’une des plus belles îles du Japon, qui est aussi l’un des pires lieux de massacre d’une population luttant avec acharnement contre l’envahisseur.

Il fallait en finir avec le Japon, la dernière grande bataille de la Seconde Guerre mondiale s’y déroula.

Comment dit-on thrène en japonais ?

« Pendant la bataille d’Okinawa / trois cents navires américains touchés / trente-quatre coulés / cinq mille kamikaze tués. »

Il fallait tout donner, une bonne fois pour toute : on dénombre (mais qui dénombre ?) cent mille morts côté japonais, et dix mille côté américain.

Les opérateurs sont là, qui filment à tours de bras, et préparent l’overdose d’images qui explosera bientôt au Vietnam.  

Muriel Pic se souvient du documentaire-fiction de Chris Marker Level Five (1996), dont on se souvient peut-être qu’il se souvient du film de Nagisa Oshima sur le suicide de milliers de civils de l’archipel, et de bien d’autres horreurs.

On navigue entre les épaves, les débris d’images, les paroles rescapées.

Autre atmosphère – mais les brouillards méphitiques menacent – sur l’île utopique d’Orplid, île de nudité, d’hygiénisme et de temps nouveaux : espérantisme, végétarisme, corps sans artifice.

On parlera bientôt de corps sain, de race pure et de langue conquérante.

La belle île peut très vite se transformer en camp, et le plongeon dans les fleurs d’une nymphe communiste (Ingeborg Boysen) devenir saut de sauve-qui-peut.

Apparaissent les photographies de Patmos par Robert Lax et Lorand Gaspar – le camp de Moria n’est pas si loin -, le premier écrivant un traité révolutionnaire sur les monosyllabes, faisant en quelque sorte « jeûne lyrique », le second traduisant son ami Georges Séféris, et photographiant des ombres.

« Gaspar voudrait des remèdes / Lax, Séféris, Eschyle voudraient des remèdes / Brecht voudrait des remèdes / Hölderlin voudrait des remèdes / Sappho voudrait des remèdes / Villon et Whitman aussi. / Carmina id efficit quod figurat. / Le poème fait ce qu’il figure / il donne coquillage / cosmos de mots et d’images. »

Par son travail sur la poétique des archives et la bibliothèque considérée comme un organisme vivant, Muriel Pic donne à ses livres-essais une plasticité valant éthique, soit une souplesse contre les tentations d’héroïsation, la politisation des corps par les adeptes de la loi du plus fort et la mythification parfois dangereuse de la nature.

« Ils étaient nus / ils se sont habillés / la civilisation est née. // Ils étaient habillés / on les a dévêtus / la barbarie a commencé. »

On peut relire, il faut relire, toute l’œuvre du photographe Stéphane Duroy par exemple y engage, L’ABC de la guerre, de Bertolt Brecht (1940), que cite ici Muriel Pic : « La mémoire des souffrance endurées est étonnamment courte chez les humains. Leur imagination des souffrances à venir est presque plus faible encore. C’est cette aphasie qu’il nous faut combattre. »

Et d’entendre parler les chaussures des survivants : « Pourtant la guerre n’est pas une fatalité. » 

Muriel Pic, L’argument du rêve, Héros-Limite, 2022, 172 pages

http://www.m-e-l.fr/muriel-pic,ec,1347

https://heros-limite.com/auteurs/pic-muriel/

Saint Jean à Patmos, enluminure, 1490-1510

https://heros-limite.com/livres/l-argument-du-reve/

https://www.leslibraires.fr/livre/20311215-l-argument-du-reve-muriel-pic-heros-limite?affiliate=intervalle

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