A Perugia, vers la déchirure, par Christophe Manon, écrivain

©Gaël Bonnefon

« J’étais au bout du rouleau. / Comme une épave, je flottais entre deux eaux, / passant de l’espoir à l’angoisse / sans y comprendre rien. / J’avais besoin d’être seul pour le travail des larmes. »

A Pérouse/Perugia, Christophe Manon a vécu l’enfer.

Parti dans la cité de l’Ombrie sur les traces de ses ancêtres, l’écrivain a été confronté à la solitude et à ses démons – alcool, obsessions sexuelles, errance sans fin.

Qu’y a-t-il de si néfaste au pays des morts ? Fallait-il y retourner ?

Les œuvres d’art – Giotto, Raphaël, Le Pérugin, Pietro Lorenzetti – sont-elles suffisantes pour faire reculer l’angoisse ?

Porte du Soleil, publié chez Verdier, a été pensé comme un roman en vers, une catabase impossible.

Ce texte relevant également du spoken word clôt un cycle comprenant Extrêmes et Lumineux (2015) et Pâture de vent (2018).  

Lorsque l’on vit intensément, on prend des coups, on frôle la mort, on chute, on a des éblouissements.

Le passage est de l’ordre du chas d’une aiguille dans une montagne d’indifférence.

« A Perugia, en vérité je vous le dis, / je fus surtout l’objet de mes divagations et de mes fantasmes/ / J’étais déchiré intérieurement. Je buvais considérablement, / et plus je me débattais dans ma solitude, / plus je m’y enfonçais comme dans des sables mouvants. / J’errais dans la géhenne de feu / où sont les pleurs et les grincements de dents. »

En Italie, s’il sait à peu près où il va – sa bisaïeule Elisa Frondizzi est née à Gubbio, à une quarantaine de kilomètres à peine au nord de Perugia -, Christophe Manon est perdu.  

En France, les siens ont été dispersés, venus pour fuir la misère plus que par haine du fascisme.

Circulent des histoires de famille, « banales ou édifiantes ».

Circulent les pièces manquantes du puzzle des origines.

Porta Sole est un quartier de Pérouse, élevé et central, c’est celui de Sandro Penna.

Ici, le poète assailli par des images pornographiques doit réapprendre à parler et aller jusqu’à la déchirure de lui-même.

« J’étais malade, écrit-il, j’étais mon propre bourreau. »   

On peut prier Dante, se couvrir le visage de cendres, mais rien n’y fait, l’abrutissement est pour l’instant total.

Un car est pris pour Gubbio, il faut bien donner du sens aux racines.

Torrent de larmes contenu, tristesse absolue.

Il y a des orages de chaleur, et tout là-haut un cimetière.

Le cœur est mutilé, mais par son entaille passera peut-être une lumière.

« Sur le chemin du retour, / redescendant vers la vieille ville / en trébuchant sur les pierres, / j’exultais dans l’odeur des cyprès, accompagné par le cri assourdissant des cigales. / La forme du livre pour lequel je m’étais engagé / à venir travailler dans ces lieux s’était enfin révélée. / Ce fut comme si une lumière réconfortante / se déversait dans mon cœur. Tout se dessinait / et se combinait à merveille, / il ne me restait plus qu’à écrire. / Je n’étais plus dévoré d’angoisse, / j’étais empli au contraire d’une joie / telle que je n’en pouvais plus / et que je dus m’asseoir le temps / de reprendre mon souffle et de me ressaisir. / Cela se passait à la fin des années dix du siècle XXI, / sous le gouvernement du président Macron, / dans la splendeur de la gloire / de son pouvoir tout-puissant. »

A Assise, les mendiants exhibent leurs plaies, et Giotto la force spirituelle de Saint François soutenant d’une main la basilique Saint-Jean-de-Latran sur le point de s’écrouler.  

A Assise les partisans agenouillés de Matteo Salvini espèrent la noyade des émigrés, cette engeance.

La vision s’amplifie, des enfants émigrés sont massacrés, il faut savoir ce que l’on veut, non ?

Dans la traversée du mal, l’expérience devient mystique.

« Je suis mort à trois reprises. / Trois fois tandis que j’arpentais : les rues étroites de Perugia / et que je franchissais la porte du Soleil, / suspendant un bref instant mon errance / pour contempler du haut des escaliers / à l’heure tranquille du crépuscule le panorama / sur la ville et la campagne environnante, / j’ai été ébloui par des beautés telles / que ma conscience s’est évanouie / en-dehors d’elle-même / tant mon exaltation m’avait rendu sensible / à la grâce et aux splendeurs du monde. / Mon désir était si ardent, mon désarroi si grand, / que par trois fois j’eus l’esprit ébranlé / et je fus pris d’un soudain vertige / qui me fit perdre connaissance à la vue du ciel / embrasé par des lueurs vives qui s’enroulaient / en un tourbillon de couleurs étincelantes. / C’était comme si soudain le temps / et l’espace n’avaient plus de mesure, / Et je perçus alors à mes oreilles l’écho / lointain d’un chant d’une douceur ineffable. / C’était pour moi ainsi dire une pluie / scintillante de notes de lumières pareilles / aux astres qui resplendissent dans le firmament. »

Il faut lire précisément chaque phrase, tant les chemins d’accès à la joie sans cause sont rares.

Le paroxysme de l’angoisse se retourne en éclairs de félicité.

Christophe Manon entre dans des églises, des chapelles, voit des anges, des martyres.

« Selon toute apparence j’avançais / dans une sorte de fascination hypnotique et extatique. / L’avidité avec laquelle je m’étais lancé dans la découverte des lieux l’avait déboussolé / à un point tel que j’en avais perdu la tête. »

Il ne faut pas trop déranger les morts, ou s’approcher d’eux avec d’infinies précautions.

Il ne faut pas conclure, mais écrire des phrases comme des chemins de faveur.

« J’ai une vie, j’existe, je suis vivant, / j’aimerais désormais, s’il se peut, avant d’atteindre / le terme des jours qui m’ont été accordés, / et pour le temps qu’il me reste encore à respirer, / séjourner sans infamie ni louange / et toute crainte vaincue / dans une paix sans orage. »

Christophe Manon, Porte du Soleil, photographie de couverture Frédéric D. Oberland, Verdier, 2023, 112 pages

https://editions-verdier.fr/livre/porte-du-soleil/

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