Dante, la vie nouvelle, par Elena Ferrante et Bernard Chambaz, écrivains, et Florence Hinneburg, graveuse

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©Florence Hinneburg

Invitée à s’exprimer lors d’un cours magistral à l’université de Bologne devant des auditeurs libres, Elena Ferrante s’interroge sur le chic de nombre d’écrivains faisant référence à Dante comme s’il leur était particulièrement familier.

Le point de vue d’Eugenio Montale est repris, à propos de ces amateurs pouvant se faire passer pour des connaisseurs, animés par le « vide pneumatique de l’improvisation militante, accoutumée à piller à toute allure un ou deux textes pour se produire ensuite, confiante dans sa propre virginité culturelle. »

Mais que représente donc Dante pour l’auteure de la série à succès L’amie prodigieuse jusqu’à son entrée à l’université ?

  • L’inventeur d’un still novo raffiné se dégageant « de la tradition provençale et siculo-toscane ».
  • Un poète-philosophe plaçant le Christ au centre de l’histoire humaine.
  • Le génial bâtisseur de la Divine Comédie, édifiée entre rationalisme aristotélicien et mysticisme.

©Florence Hinneburg

Elena Ferrante se rappelle que la jeune lectrice qu’elle était aimait par-dessus tout la façon dont Dante « racontait jusqu’à l’obsession l’acte d’écrire », entre puissance et insuffisance.

« C’était surtout sa mise en scène de l’échec qui me troublait. Il semblait s’obstiner dans l’idée qu’enfermer l’expérience humaine à l’intérieur d’un alphabet est un art sujet aux déceptions les plus cuisantes, y compris quand il soulignait ses succès. »

L’écriture étant liée à l’écriture, comment revenir à la source de toute nomination (l’Amour en tant qu’il est un absolu de parole ?) s’identifiant peut-être avec le chose vue, touchée, sentie, entendue, goûtée, et éprouvée par les sept sens ésotériques ?

Le dispositif tripartite de la Comédie n’est-il pas une vaste cage dorée que l’éclair des formules tente de fissurer ?

©Florence Hinneburg

Il y a une obscurité Dante, voire un hermétisme, qui invite à l’audace interprétative, et à la réinvention de soi par la compréhension totale de l’autre dans un verbe éprouvant sa liberté.

« J’ai vu et je vois encore dans ces mots le plus grand désir de quiconque écrit et raconte : l’envie brûlante de se délier de soi ; le rêve de devenir l’autre sans rencontrer d’obstacles ; un « être toi », alors que tu es moi ; un flux de la langue et de l’écriture où l’altérité n’est plus perçue comme une entrave. »

Etre par exemple Béatrice, exprimer l’intelligence féminine en soi – « la capacité de comprendre » tout en possédant un langage spéculatif.

« J’ai été immédiatement reconnaissante au poète de s’être représenté en homme craintif, égaré dans la forêt obscure, enclin aux peurs et à l’évanouissement face à la souffrance d’autrui, sauvé par une vraisemblable dame florentine qui commençait pat refuser de le saluer, puis, une fois dans l’au-delà, le rééduquait en le soustrayant définitivement à son état de nigaud délirant. »

©Florence Hinneburg

Dans le chante II de l’Enfer, Béatrice résume : « Amour m’envoie qui me fait parler. »

Elle est la mère, l’amante et le guide, échappant par son autorité naturelle à tout cantonnement identitaire.

Elena Ferrante poursuit son éloge de Dante-Béatrice en évoquant la mystique féminine (Mathilde de Magdebourg, Marguerite Porete, Angèle de Foligno, Hildegarde de Bingen, Julienne de Norwich) : « De même qu’Eckhart absorbe dans ses écrits l’expérience des béguines, de même Dante pourrait avoir réinventé poétiquement Béatrice en considérant les femmes qui ont étudié et commenté les Ecritures. »

Présentant vingt-cinq gravures (sur trente-cinq) de Florence Hinneburg, principalement sur cuivre, intitulées Les Défets, Dante en paysage, publié par Créaphis éditions, offre à une Béatrice d’aujourd’hui un très bel espace d’exposition, presque précieux dans le format d’un volume tenant aisément dans la poche.  

©Florence Hinneburg

Précédé d’un beau texte de nature autobiographique de Bernard Chambaz, ces eaux-fortes, aquatintes et pointes sèches sont de l’ordre d’un paysage dantesque mental, non  pas effrayant comme l’adjectif connoté négativement condamnerait malheureusement à le croire, mais d’un esprit happé par le noir et les silhouettes d’un peuple de lapidaires.

On pense quelquefois au maître Rembrand, et à Eugène Dodeigne, autre Nordiste.

Il y a du tragique ici, mais il n’est pas spectaculaire, relevant simplement de la nature humaine et de ce qui courbe les dos les plus robustes.

Les portraits de Florence Hinneburg sont eux aussi des paysages, il y a en quelque sorte homothétie, et même tremblement intime.

Il y a Florence la graveuse – ses œuvres sont sans titre -, et il y a Florence, la ville parcourue par l’Arno, que parcourait le poète ésotériste italien.

©Florence Hinneburg

Bernard Chambaz se souvient de ses visites toscanes, de l’essai important de la regrettée Jacqueline Risset publiée par Denis Roche et des lectures l’ayant ouvert à la complexité du génie italien (Lucienne Portier, Jacques Madaule, Saint-John Perse, une Pléiade dans la traduction d’André Pézard, Marcelin Pleynet, Mandelstam, Ernest Legouvé).

Découvrir Florence avec une amoureuse, aimer Dante avec une amoureuse.          

Mais que sont des « défets » ?

Bernard Chambaz a ouvert le dictionnaire : ce sont des feuilles d’un ouvrage imprimé qui restent en excédent après l’assemblage « et que l’on met de côté dans l’éventualité d’une feuille perdue ou endommagée à remplacer. »

©Florence Hinneburg

L’écrivain lui aussi fait l’éloge de Béatrice.

« J’ai l’idée que, paradoxalement, La Divine Comédie perd de son éclat après son départ. Toutefois, c’est son effacement qui conduit Dante à écrire – pour la première et seule fois des trois cantiques – son propre nom. » 

Et j’écris cet article un 25 mars, qui serait selon les universitaires la date de commencement de la célébrissime Divine.

Elena Ferrante, Entre les marges, Conversations sur le plaisir de lire et d’écrire, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Gallimard, 2023, 130 pages

https://www.gallimard.fr/

Bernard Chambaz/Florence Hinneburg, Dante en paysage, réalisation Jade Bordat, Créaphis éditions, 2023, 72 pages – numérisation des gravures réalisées par Hervé Nègre (Galerie A., Saint-Etienne)

http://www.editions-creaphis.com/

©Florence Hinneburg

https://www.florencehinneburg.fr/

L’écrivain Mathieu Larnaudie sera le prochain maître d’œuvre des Rencontres de Chaminadour (Guéret) ayant lieu du 14 au 17 septembre 2023, dédiées cette année à Dante – je ne les manquerai pas

https://www.chaminadour.com/

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