Au commencement était le soupir, par Yannick Mercoyrol, écrivain, critique d’art

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La Liberté perdue, 1979, série « Les Evasions manquées », peinture sur toile, technique mixte, 284 x 178 cm, Paul rebeyrolle (photographie : Michel Nguyen)

« Nous nous entreglosons tous. » (Michel de Montaigne)

Quel plaisir de découvrir un auteur dont la langue, les visions et la ferveur esthétique me touchent immédiatement.

Directeur de la programmation culturelle de Chambord depuis douze ans, Yannick Mercoyrol est aussi un véritable écrivain, très attentif à la création contemporaine, notamment la peinture.

Publié à L’Atelier contemporain, dont le catalogue concernant les gestes et monographies d’artistes est l’un des plus riches du paysage éditorial français en ce domaine, son ouvrage intitulé Intensités s’attache à présenter douze auteurs d’œuvres plastiques (peinture, photographie, sculpture, installation) s’élaborant pour la plupart aujourd’hui.

Blanc Mesnil, 2006, C-Print, 125 x 160 cm, Georges Rousse

Reprenant pour une part des textes déjà parus dans des catalogues, ce livre richement illustré permet de rencontrer des travaux encore peut-être méconnus, et d’approfondir notre regard sur ceux qui nous importent déjà.

Il y a les noms, les densités artistiques présentées, mais il y a d’abord le verbe, une écoute fine du tohu-bohu des mots rassemblés en phrases de feu, et une façon d’organiser le sens, de dérives en reprises en trouées vertigineuses, faisant songer quelquefois à Henri Michaux.

L’introduction appelée malicieusement Ethologie du phasme est une description de l’activité critique comme dialogue de poétique à poétique – ce qui est exactement la façon dont je conçois mes textes.

L’impulsion textuelle, après un moment de stase créé par la stupeur d’une émotion première, d’un éclair, d’un envoi, procède d’un rapt.

« C’est Diderot notant le simple soupir d’admiration de Greuze devant une toile de Chardin en guise de commentaire, et ajoutant : ‘Cet éloge vaut mieux que le mien.’ »

Vue du Wind Museum, Sanda, Japon, oeuvre de Susumu Shingu

Le corps est saisi entièrement, dont le texte tentera par la suite de comprendre le ravissement tout en le prolongeant.

Il y a un jeu de va-et-vient entre la sensation et la pensée, dont l’écriture est chez Yannick Mercoyrol un espace d’embrasement supplémentaire, cherchant en outre des lignes d’explicitation et de visibilité pour tous.

L’œuvre par son intensité impose sa loi à la phrase, l’affecte, il y a tension entre ce qui s’écrit dans l’écart et ce qui s’éprouve dans l’expérience du regard intimement touché.

L’analyse rejoint l’œuvre tout en ne pouvant que la manquer, faisant résonner le mystère d’une étreinte d’ordre amoureuse.

D’après un autoportrait de Van Gogh (Kunsthaus Zürich), 13.09.2013; crayon de couleur et craie à l’huile sur papier, 70 x 50 cm, Guillaume Bruère

L’auteur de Parler avec du rouge dans la bouche, face à Rothko (2002) a classé en trois catégories critiques les artistes qu’il étudie : Rages (Paul Rebeyrolle/Guillaume Bruère/Lydie Arickx), Silences (Alexandre Hollan/Tatiana Pozzo di Borgo/Bae Bien-U/Kôichi Kurita), Placer/Déplacer (Philippe Cognée/François Weil/Jérôme Zonder/George Rousse/Susumu Shingu).

Il s’agit à la fois de témoigner de l’effet physique procuré par des œuvres engendrant un désir d’écriture, et d’approcher leur foyer, leur nécessité, ce qu’elles portent d’inconnaissable.  

Il y a bien entendu une charge politique dans l’œuvre de Paul Rebeyrolle (1926-2005), mais l’excès est avant tout inscrit dans la dimension plastique de ses toiles.

Tout conduit chez lui au débordement, à la terreur, au grotesque.

« Alors, qu’est-ce que ça dit ? D’abord la propension, joyeusement assumée, et évidemment servie par les grands formats, à concurrencer le monde ; Rebeyrolle ne plaisante pas avec la mission qu’il assigne à l’art : rien moins que de peindre contre le monde, refus et émulation, agression et étreinte. »

Guillaume Bruère lui aussi lâche les chiens de l’inspiration, ses figures sont des corps multiples, des dérivations organiques à la fois drôles et monstrueuses, des bifurcations inattendues, des concentrés d’énergie très conscients des enjeux de l’histoire de l’art (Van Gogh, Picasso, CoBrA, les grands maîtres).

« Qu’est-ce qu’un portrait ?  Bruère, à sa manière inquiète, zébrée, épileptique, fluide ou frénétique, creuse cette interrogation centrale qui est celle dont l’art s’est saisie pour percuter ce qui fouaille l’humain dans son visage, ce qui perfore et incise, caresse ou strie la surface de peau et d’émotion dans une figure donnée à voir, éployant à l’envi ce qui n’a pas de nom et que seule la main pourrait faire se lever sur la surface à qui elle confie le mythe obtus de la présence. (…) Les visages, dans les portraits de Guillaume Bruère, ameutent les couleurs les plus invraisemblables, les pulsations les plus électriques, les rais les plus drus ; et nous inoculent par là le désir à nouveau d’appartenir. »

Descente II, 1998, huile sur papier marouflé sur toile, 348 x 250,5 cm, Lydie Arickx

La traque du réel et de l’irrécusable est aussi l’objet de la Landaise Lydie Arickx dont l’œuvre est décrite avec brio à partir d’entrées thématiques (un abécédaire) : Arborescence /Bulle /Circulation /Deleuze /Expression /Femme /Genre /Homme /Inventivité /Joie /Kaolin / Langues /Monstre /Naissance /Œuf solaire /Paroi /Qualité /Respir /Suture /Tragédie /Utérus /Vitalité /W ou le souvenir d’enfance /X (inconnue) /Yeux / Zip.

Il y a ici un monde pluriel, inouï, relevant d’un flux vital considérable.

Lydie Arickx la ravaudeuse/rebouteuse/poupée vaudou aux semelles de ressorts saisit des forces, semblant faire surgir de sa psyché, comme on les prélève d’un torrent impétueux, des cailloux vivants dont la forme bouscule la notion de genre.

Joie des monstruosités et des gueules torves sans identité.

« Que l’œuvre de Lydie ait partie liée avec la catastrophe de l’histoire, avec les ricanements du singe, avec la violence qui tapisse les cavernes et les remugles du meurtre, cela saute aux yeux, et à la gorge. Mais l’énergie du désir n’est pas univoque, et son vent souffle où il veut : elle ne choisira donc pas envers les visages multiples de la vie, elle en accepte toutes les torsions. »

Le Solitaire, 2008, gouache sur papier, 65 x 100 cm, Alexandre Hollan (photographie Illés Sarkantyu)

Un peu de silence maintenant avec Alexandre Hollan et ses arbres-personnes, sa proximité avec les artistes zen, sa façon légère et ferme d’accueillir le tremblement du vivant.

La simplicité chez Tatiana Pozzo di Borgo relève de la richesse de la pauvreté sublime, du monde commun regardé dans sa dimension de gloire.

Citron 1, 2019, huile sur toile, 27 x 35 cm, Tatiana Pozzo di Borgo

« Elle peint la suspension du temps, la façon qu’il a d’irriguer la présence de toute chose. Comme si elle laissait monter la pâte de la mémoire. Elle sait intuitivement que les choses n’attendent rien, qu’elles sont rétives à la parole, mais non à l’existence. Elle peint le verbe être. »

Même impression de quiétude et de grandeur, d’ordre et de vie autonome, dans les arbres que photographie le Coréen Bae Bien-U.

SNM5A – 020H, Gyenongju, 2013, C-Print, 125 x 250 cm, Bae Bien-U

Tension, équilibre, puissance magnétique, désir, dramaturgie, sont des mots structurants employés par le critique pour approcher cette œuvre vibratoire, vibratile, impressionnante.

On entre avec Kôichi Kurita dans le territoire de la magie des prélèvements : des petites quantités de terre ramassées un peu partout sur la planète – on lui prête 60 000 échantillons différents -, agencées par la suite sur le sol d’un lieu d’exposition, à la façon d’une toile géante, mais bien plus diverse en la composition vertigineuse de ses teintes, de Niele Toroni.

Installation « Terre de Loire », Chambord (détail), 2016, Kôichi Kurita (photographie Ludovic Letot)

Il y a ici un art musical de la combinatoire, à partir de la simplicité du matériau magnifié, qui fascine et nous rappelle la beauté de notre espace premier, généralement foulé sans grâce.

Kôicha Kurita invite par son travail écosophique à reconsidérer notre façon d’habiter la Terre-Mère.

Place à présent à une œuvre inattendue de Philippe Cognée intitulée Le Catalogue de Bâle (2018), composée de 1003 tableaux : des images repeintes issues de catalogues successifs de la foire internationale de Bâle disposées sur des rayonnages « comme autant de produits de consommation ».

Le Catalogue de Bâle (détail), 2018, huile sur papier marouflé, chacune 21 x 29,7 cm, Philippe Cognée

Vanité des vanités, consommation effrénée d’images, endurance d’un copiage ayant probablement demandé des milliers d’heures de travail.  

« Cognée ironise visiblement sur l’idolâtrie moderne, sur un veau d’or dont la foire constitue le parangon, qu’il dénonce en créant une image-monstre qui englobe toutes les idoles d’une époque, vouées sans doute pour la plupart, selon la loi du genre, à se dissoudre avec le temps. »

669, 2008, granit de Brusvily et acier, 200 x 280 x 280 cm, François Weil (photographie Michèle Constantin)

François Weil quant à lui joue aux équilibristes avec des roches de plusieurs tonnes, la tension entre la masse de pierre et l’impression de légèreté de l’ensemble évoquant quelque chorégraphie de géant rabelaisien.

Autre artiste remarquable : le dessinateur Jérôme Zonder, retravaillant à la mine graphite des images symptomatiques/iconiques de notre époque dans une volonté de redonner chair à l’Histoire en la faisant trembler encore.

Portrait de Garance #16, 2016, fussain et mine de plomb sur papier, 150 x 200 cm, Jérôme Zonder

Enfin sont présentés le photographe de renommée internationale Georges Rousse – « amener un ordre, comme une perfection apaisée dans un champ de ruines, sans bavardage. » – et Susumu Shingu, dont la douceur des œuvres évoque la grâce des oiseaux les plus délicats.

La phrase de Yannick Mercoyrol est soudain mallarméenne : « giration de l’acier devenu cotonneux dans l’air vif, toute gravité dissoute. »

On le comprend maintenant, Intensités est un livre sur la poésie, c’est-à-dire sur la guerre (Mandelstam) et la réparation.

Yannick Mercoyrol, Intensités, 12 artistes d’aujourd’hui, L’Atelier contemporain, 2023, 224 pages

https://www.editionslateliercontemporain.net/

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