Nuits sans remède, clartés de l’écriture, par Erri De Luca

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« Je ne sens pas le poids de l’âge sur mes épaules, mais dans mon dos, en cétacé qui traîne un filet accroché à sa queue. »

J’ai beaucoup de respect et d’admiration littéraire pour Erri De Luca, dont j’ai chroniqué depuis une dizaine d’années, sur ce blog, dans Artpress ou dans d’autres supports, tous les livres parus en français.

Certains de mes amis ne partagent pas mon enthousiasme, et j’avoue ne pas les comprendre.

Paraît aujourd’hui en Quarto/Gallimard un merveilleux volume d’œuvres choisies (mille pages) comportant des inédits (édition de l’auteur), et dont le titre indique bien la destinerrance supérieure, Itinéraires.

On y retrouve les romans, récits courts et recueils de nouvelles (recopiés à la main trois fois, polis, finement repris, avant d’être dactylographiés), dont la relecture procure beaucoup de joie et d’éveil intellectuel, Trois chevaux, Montedidio, Le Contraire de un, Le Poids du papillon, La Parole contraire, La Nature exposée, Le Tour de l’oie, Le Tort du soldat, et des pièces de théâtre (éthos napolitain) jusqu’à aujourd’hui inconnues pour le lecteur francophone (Morsure de nouvelle lune, La double vie des nombres).

Je me dirige immédiatement vers un texte que je n’ai jamais lu, Nuits de mai 99, relatant l’engagement de l’écrivain de conscience européenne auprès de la population bosniaque (guerre en ex-Yougoslavie pour les plus jeunes), Erri De Luca ayant quitté des dizaines de fois son chantier comme ouvrier pour se rendre à l’Est distribuer vivres et colis, alors que l’Italie sert de base aux avions de l’OTAN bombardant la Serbie (souvenirs de sa ville de Naples détruite par le ciel en 1943).

« Je me mets en route pour aller à Belgrade. Je passerai par la Hongrie, seule frontière ouverte. Les Serbes ne sont pas mes ennemis, je ne suis l’ennemi d’aucun peuple. Depuis plus de cinq ans, depuis la destruction du vieux pont de Mostar, je pars comme chauffeur de convois humanitaires au milieu des peuples de la Bosnie. Avec plusieurs milliers d’Italiens, nous avons réussi à venir en aide aux réfugiés, musulmans, croates, serbes. (…) Je le sais par l’histoire du XXe siècle : frapper les villes, viser les civils plutôt que les soldats est du terrorisme. Je vais à Belgrade pour être du côté des bombardés. Je déserte mon pays bombardier, les familles qui vont pique-niquer le dimanche autour de la base d’Aviano pour voir décoller les avions remplis de bombes. Je n’invite personne à faire la même chose. Je vais à Belgrade  pour écouter les sirènes d’alarme que ma mère a connues jeune fille sous le ciel de Naples. »

Commençant par un cahier biographique illustré d’une soixantaine de pages, un portrait de l’écrivain italien se dessine (à quand, à l’appui de ce Quarto, sa naturalisation française, avec sa traductrice Danièle Valin comme marraine ?).

Mais comme toujours chez De Luca, le nom personnel compte moins que le nous, le verbe comme puissance, et les personnes à qui il rend hommage (le dramaturge Eduardo De Filippo, l’acteur comique Toto, Nazim Hikmet faisant lui-même l’éloge de l’invincible Quichotte, Pedrag Matvejevic, Davide Cerullo).

« Aucun éditeur ne m’a traité avec autant d’attention et de respect que Gallimard. A l’époque du procès subi en Italie pour des paroles de soutien à la lutte du Val de Suse, j’ai trouvé ici, en France, solidarité et alliance. Antoine Gallimard s’est investi personnellement auprès des autorités françaises, impliquées dans l’affaire. En Italie, l’appui m’est venu d’en bas. »

Après les « années 1970 des multitudes » – « années de cuivre » car conductrices d’espoir – et de l’engagement auprès de Lotta Continua, est venue l’écriture, autre manière de s’attaquer à la dureté impitoyable de la paroi sociale – Erri De Luca grimpe souvent par ailleurs dans les Dolomites, fidèle en cela à Aldo, son père, passionné de montagne et de livres.

« Les héritages, écrit-il avec beaucoup de justesse, ne proviennent pas d’un testament, ils ne passent pas par l’étude d’un notaire. J’ai appris de mon père que l’on hérite de la dette, de la tâche inaccomplie, du regret du malentendu. »  

Oui, de la même façon, poursuit-il dans Pas ici, pas maintenant (1989), que la photographie remplace nos souvenirs possibles par des images figées.

Enfance sur la colline populaire de Montedidio entrecoupée de séjours heureux sur l’île d’Ischia.

Expérience de la fraternité dans le combat politique.  

Vie d’ouvrier du bâtiment : « Faire l’ouvrier, ça veut dire qu’il y a des jours, et des heures pendant ces jours, où ta force se vide de l’intérieur comme par une soupape détraquée et il y a des heures et des minutes où tu ne vaux rien, où tu es un sac vide et où tu dois faire quand même ta course, comme les jours où un feu électrique jaillit de tes muscles. Et tu restes là, à tirer la langue et à dire : ça va passer, c’est juste un peu la flemme, vite que ça s’arrête et c’est au contraire le travail qui passe avant. Tu dois le faire quand même : ouvrier, c’est un homme qui collectionne, comme tout le monde, des jours vides de force et qui doit se l’inventer, appeler le corps à se donner à fond. »

Eloge du dialecte napolitain et de son si bel ammore.

Engagement en mer Méditerranée auprès des exilés.

Traduction quotidienne de l’hébreu biblique (ascèse mentale, et interrogations métaphysiques).

Je reprends les textes que je connais, les retrouve, m’étonne, m’enchante.

Voici un extrait (Le Contraire de un) : « Elle vivait dans une maison, moi dans des chambres, nous nous rencontrions rarement seuls. Les baisers ne sont pas une avance sur d’autres tendresses, ils en sont le point le plus élevé. De leur sommité, on peut descendre dans les bras, dans les poussées des hanches, mais c’est une traction. Seuls les baisers sont bons comme les joues du poisson. Nous deux, nous avions l’appât sur nos lèvres, nous happions ensemble. »

Rejoignant le superbe Quarto consacré aux Romans arthuriens (2022), le volume Erri De Luca sera désormais près de moi en cas d’attaque nucléaire.

Erri De Luca, Itinéraires, Œuvres choisies, traduction Danièle Valin, direction éditoriale Aude Cirier, édition Lorenza Dalloca, Emmanuelle Garcia, Léocadie Handke, Anne Sorensen, Quarto/Gallimard, 2023, 1020 pages

https://www.gallimard.fr/Contributeurs/Erri-De-Luca

Les éditions Gallimard publient conjointement l’ouvrage Grandeur Nature, un ensemble de récits (chronique à venir), dont la réécriture superbe de la nouvelle Le tort du soldat (2013 pour la première traduction en français)

https://www.leslibraires.fr/livre/21563246-itineraires-uvres-choisies-erri-de-luca-gallimard?affiliate=intervalle

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