
Le Père, 1911, Marc Chagall
« Je ne suis pas un père. Ma semence se dessèche avec moi, elle n’a pas trouvé de chemin pour devenir. » (Erri De Luca)
Lire vraiment, c’est relire.
Ecrire vraiment, c’est parfois réécrire, remanier la pâte verbale, déplacer les lignes, sculpter autrement un même bloc narratif.
On trouve ainsi dans Grandeur Nature, recueil ayant pour thème central la figure du père, la reprise d’un texte paru une première fois en français en 2013, Le Tort du soldat.
Je n’en ai pas eu le temps, mais je voulais lire samedi 18 mars à Aix-en-Provence dans la nuit ardente de la galerie de Michèle Cohen, La Non-Maison, ce passage ouvrant la nouvelle où est évoquée la disparition-préservation du yiddish : « Aujourd’hui, on organise des visites des camps de l’anéantissement. Des groupes d’étudiants circulent dans l’enceinte marécageuse de la Haute-Silésie, en Pologne. Ceux qui passaient nus dans les grandes chambres des fausses douches pouvaient imaginer fonder un musée avec leur corps. L’Histoire se permet d’étranges familiarités avec ses victimes, croyant pouvoir les dédommager. (…) Avant de sortir, je me suis penché sur le ballast de la voie ferrée en ruine, où les wagons terminaient leur course. J’ai ramassé un boulon rouillé. Je ne saurais dire si j’ai commis le vol d’une relique. »
Les histoires circulent, on les entend au café, dans la rue, dans une auberge de montagne.
Une fille attend son père, c’est un nazi ayant passé sa vie à fuir, c’est une confrontation avec l’infâmie.
Il a quatre-vingts ans, elle quarante, qui crut longtemps qu’il s’agissait de son grand-père quand il était son père.
On masque, on traduit, on révèle.
Lui : « Je suis un soldat. Je ne peux être jugé par un quelconque tribunal civil d’aujourd’hui, qui ne sait et ne comprend rien. Même le procès de Nuremberg a été une farce : des juges avec l’uniforme des vainqueurs, des ennemis sur le siège des juges. »
Elle : « Je suis la fille d’un bourreau. Tu es un soldat vaincu ? Dorénavant, tu devras te comporter en vaincu avec moi. »
Lorsqu’Erri De Luca quitta le domicile familial, son père déchira sa chemise.
L’enfant se jettera dans la lutte politique et le combat de rue (avec Lotta Continua), deviendra ouvrier (maçon), tout en écrivant et traduisant chaque jour l’hébreu, passant régulièrement encore devant les tribunaux pour la défense de ses idées.
Le père de Marc Chagall, qui parla enfant yiddish, fut marchand de harengs, mais le fils ne voulut pas peindre ses mains de travailleur.
Abraham conduit sur le mont sacré son fils qu’il doit égorger pour prouver sa foi. Isaac est pourtant plus fort que lui, mais il se laisse faire.
Il ne proteste pas. Des deux, au fond, c’est lui le maître.
La ligature du fils est une délivrance, Israël est fondamentalement l’un des lieux où le couteau s’est présenté, pour être retiré au dernier moment.
Incipit de la nouvelle Leçon d’économie : « Autrefois, on lisait les livres un couteau à la main. »
Il me reste de ma sainte arrière-grand-mère, très pauvre, très pieuse, très orpheline, une petite commode en chêne que lui avait donnée un menuisier probablement amoureux d’elle, et un coupe-papier ouvragé, toujours posé sur mon bureau comme une lame de vérité, un outil de protection.
Qui protège les enfants-mendiants de Naples mourant parfois de faim dans la rue ? (nouvelle J’oubliais moi aussi)
Faut-il en passer par la belle académie des pavés lancés pour expulser la honte et la rage ? (Une expression artistique)
A Varsovie, Janusz Korczak, responsable de l’orphelinat transféré au ghetto, refuse d’abandonner ses enfants, et monte avec eux dans le wagon de l’extermination (Un fait divers).
Je reprends l’introduction : « Je suis resté fils de ce père mort à l’âge que j’ai aujourd’hui. Même si je peux mourir plus vieux que lui, je reste un fils. Je ne connais pas le degré profond de la paternité qui produit le saut de génération. J’ignore sa grandeur nature. »

Erri De Luca, Grandeur Nature, récits, traduction Danièle Valin, Gallimard, 2023, 172 pages
https://www.gallimard.fr/Contributeurs/Erri-De-Luca

