
La servante justifiée, Contes et nouvelles en vers, Jean de La Fontaine, 1666, Lavis de Fragonard vers 1770
« On dit même que le mariage est une libération plus qu’un enfermement parce qu’on peut se permettre d’autres liaisons. »
S’il est relativement aisé de savoir comment les nobles au XVIIIe siècle vivaient leurs amours, comprendre la vie affective et sexuelle du peuple nécessite d’enquêter, notamment dans les archives de la police – certes à partir de témoignages de commerces intimes ayant mal tourné.
La grande spécialiste du siècle volage, Arlette Farge, a ainsi composé un bel et court essai aux éditions La Pionnière intitulé, non pas « Les hasards heureux de l’escarpolette », mais Le hasard amoureux.
On pense à Jean-Honoré Fragonard, à Alain-René Lesage, à Jacques Cazotte, et bien entendu aux auteurs libertins, nous sommes bien accompagnés.
Le régent Philippe d’Orléans a offert à son pays la licence, on s’aime à tout va, on joue, jusqu’à la débauche.
Oui, mais qu’en est-il des rencontres des blanchisseuses, des typographes, des apprentis maçons, des servantes ?
Eux aussi vont aux plaisirs, tout le monde le sait, la rue est le premier espace de l’amour, on est vus, les intérieurs sont trop petits, ou encombrés, pour se livrer entièrement aux jouissances.
Heureusement, on n’a pas toujours aimé en France avec la componction ou la compote sentimentale actuelle.
Le consentement ? Oui, bien sûr, mais surtout le badinage, les instants tremblants, le verbe dégondé, la langue léchant la gorge pleine jusqu’à l’agacement suprême.
Le plaisir féminin est exalté, le salon est un espace de frivolité et de libre pensée, tous ceux qui s’écartent, faucons ou simples gens, sont libertins.
La police surveille, saisit quelquefois les textes les plus abrupts, veillant surtout au grain de la monarchie.
En outre, la maréchaussée elle-même est grivoise, taquine, leste. Que pensez-vous, monsieur l’agent, que votre épouse fasse pendant que vous nous sermonnez à propos de ce que vous ferez tantôt ?
Les lavis de Fragonard illustrant les Contes licencieux de La Fontaine – trois sont reproduits et commentés ici – donnent la note, le siècle veut le plaisir sans compter, tout est divin bien, les cinq sens se réjouissent, jusques au cœur mélancolique.
Arlette Farge relate des histoires de rencontres populaires, analyse la vie privée, sa phrase elle-même est légère dans la précision.
Les relations extraconjugales sont rapides, les dépravés sont légions, le luxe commence au premier bouton sauté.
« Petit à petit le Roi cesse d’être regardé comme étant le symbole d’un pouvoir immatériel : on peut parler de son corps comme d’un objet. Ses fredaines y sont évidemment pour quelque chose. »
Que penser aujourd’hui du corps de notre césarion ? de sa sexualité ? de sa façon de considérer la jouissance ?
La France s’enflamme – le feu est-il son identité profonde ? -, le compagnon Ménétra dans son Tour de France (on peut lire avec l’historienne Journal de ma vie) prend et partage le plaisir où il se trouve, très souvent à l’improviste.
Au Salon, la foule contemple Boucher le libertin, la révolution sera le fait de voluptueux ou ne sera pas.
Evidemment, il ne faut pas tomber enceinte, trouver des solutions, être sage pour s’autoriser à être dévergondé.
« Le siècle semble constamment en mouvement, récepteur de sensations fortes, de moments libres où les désirs puis les souvenirs façonnent l’emploi du temps dans toutes les couches de la société, y compris les plus laborieuses. Souvent, de l’un ou de l’autre côté de la rue, à moins que ça ne soit dans un hôtel, des amants s’échappent un temps et fuient les interdits. Toutes les rencontres se font dans cet esprit, et à la lecture des récits qui en sont conservés dans les archives de police, on comprend bien que le rêve amoureux parfois s’est égaré vers d’autres plaisirs ou d’autres déceptions, s’est perdu dans la violence. »
En attendant d’être déçus, contemplons les amoureux de Fragonard, si doux et complices.
Nature, berce-les, ils ont froid après avoir eu très chaud.
Ils s’étreignent encore.
Tiens, quelqu’un les regarde, décuplant leur ferveur.
Assieds-toi sur moi mon amour, et envolons-nous.

Arlette Farge, Le hasard amoureux, Editions La Pionnière, 2023, 40 pages
https://www.lapionniere.com/categorie-produit/auteurs-livres-art-bibliophilie
