
La Proposition embarrassante, Antoine Watteau, 1715, huile sur toile, 65 × 85 cm, musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg
« Je voudrais être à la campagne, pour ne plus vivre au milieu de ce tumulte public, qui me noircit l’âme. Un peu de bon air, de repose et d’étude paisible, me feraient grand bien. » (Diderot à Grimm, mars 1771)
On imagine peu Denis Diderot (1713-1784) à la campagne, et pourtant.
Il s’y réfugia beaucoup à partir de 1759, y travailla beaucoup – sa « fureur d’étude » -, s’y amusa souvent.
Le philosophe originaire de Langres aime y marcher, longtemps, y converser avec ses amis, présents ou épistolaires, notamment Sophie Volland et Grimm.
A son amie – il rêve de vivre avec elle et sa sœur -, le 1er octobre 1759 : « On m’a installé dans un petit appartement séparé, bien tranquille, bien gai et bien chaud. C’est là qu’entre Horace et Homère, et le portrait de mon amie, je passe des heures à lire, à méditer, à écrire et à soupirer : c’est mon occupation depuis six heures du matin jusqu’à une heure. A une heure et demie, je suis habillé et je descends dans le salon où je trouve tout le monde rassemblé. J’ai quelquefois la visite du baron. Il en use à merveilles. »
Avec l’exercice physique, l’après-midi, se dissipent bon nombre de nuages mentaux.
« Nous faisons des tournées très étendues. Rien ne nous arrête, ni les coteaux, ni les bois, ni les fondrières, ni les terres labourées. Le spectacle de la nature nous plaît à tous deux. Chemin faisant, nous parlons ou d’histoire, ou de politique, ou de chimie, ou de littérature, ou de physique, ou de morale. Le coucher du soleil et la fraîcheur de la soirée nous rapprochent de la maison où nous n’arrivons guère avant sept heures. »
Diderot séjourne chez ses amis, au Grandval, à La Chevrette, à La Briche, à Sèvres.
« Il mettait un point d’honneur, écrit Franck Salaün, préfacier du volume Lettres à la campagne, à travailler le matin et, à certaines époques, tard dans la nuit, l’après-midi et la soirée étant consacrés aux activités communes : promenades, conversations, jeux de cartes et de dés, musique, etc. »
La campagne invite au rituel, promenades, repas – « Il est impossible d’être sobre ici. Il ne faut pas y penser. Je m’arrondis comme une boule. » – jeux de carte, commerces langagiers.
« Il était temps que nous regagnassions le salon. Nous y voilà. Les femmes étalées sur le fond, les hommes rangés autour du foyer. Ici l’on se réchauffe. Là, on respire. »
Sophie Volland lui manque – il s’inquiète régulièrement de l’absence de ses lettres -, son amant lui écrit le plus souvent possible, s’employant à établir la gazette de ses journées, révéler des anecdotes, dessiner le portrait de ses proches, la fantasque et drôle Mme d’Aine – qui pisse de rire sur le dos d’un petit prêtre sur lequel elle est montée à califourchon -, le spirituel Hoop – qui lui apprend ce qu’est le spleen -, Mme de Saint-Aubin, partenaire de trictrac, le chien Pouf, toute une assemblée non dénuée de charme.
« Il nous est venu aujourd’hui de Sucy la compagnie la plus brillante. Il n’a tenu qu’à vous que je fusse charmant. On nous a présenté une Anglaise vraiment anglaise, de grands yeux, un visage ovale, une petite bouche, de belles dents, de gros tétons, la taille la plus menue ; mais cela est bien roide, bien empesé, bien sérieux. »
Diderot n’est pas misanthrope, mais déteste les bassesses, écrivant à Grimm en décembre 1776 : « Dégoûté de la ville où les teigneux sont plus communs que jamais, j’habite la campagne. C’est là que je vis comme l’ours en hiver, de ma propre substance, en me léchant la patte. »
A la campagne, l’écrivain encyclopédise comme jamais, éprouvant une liberté mêlée de tranquillité.
Les traits d’esprit fusent : « Nous avons été à Amboise. Nous avons vu la folie d’un homme à qui il en coûte cent mille écus pour augmenter son château de douze pieds, et nous en avons ri. Ce château, avec les eaux qui l’entourent et les coteaux qui le dominent, a l’air d’un flacon dans un seau de glace. »
Plus loin : « Nous avons eu aujourd’hui à dîner une femme en homme. C’est une Mme Gondoin, jolie comme un cœur. J’étais assis à côté d’elle et nous avons beaucoup causé. J’ai cru qu’elle mourrait de rire d’un mot naïf que j’ai dit à notre curé, qui est un des plus gros garçons qui se voient, c’est qu’on pouvait le baiser trois mois de suite, sans baiser deux fois dans le même endroit ; et d’un autre, à propos de quelqu’un qui disait qu’il y avait plus de sots dans ce monde-ci que partout ailleurs ; j’ajoutais que cet homme avait beau les compter, il lui en manquer toujours un. On a l’esprit si libre à la campagne, qu’il ne faut presque rien pour amuser beaucoup, surtout quand on n’a pas l’âme chagrine. »
Mais il faut avancer La Religieuse, ne pas mollir, ne pas manquer de discipline, les fâcheries peuvent arriver, et les tracas corporels – les possibles maladies sont un sujet constant de préoccupation.
A Grimm le lundi 9 juin 1777 : « Vous êtes loin d’un spectacle qui vous désolerait. Nous tombons tous en ruine les uns à côté des autres. »
Oui, mais la langue reste vive, superbe, jeune.
A Mme Necker : « Je vis à la campagne. J’y vis seul ; c’est là que j’abrège les jours et que j’allonge les années ; le travail est la cause de ces deux effets qui semblent opposés. Le jour est bien long pour celui qui n’a rien à faire ; et l’année bien longue pour celui qui a beaucoup fait. »

Diderot, Lettres à la campagne, préface de Franck Salaün, collection « Petite Bibliothèque » dirigée par Lidia Breda, Rivages poche, 2023, 258 pages
https://www.payot-rivages.fr/rivages/catalogue
