Le paysage comme théâtre, le théâtre comme paysage, par Claire Chevrier, photographe

©Claire Chevrier

Nous pensons théâtre : théâtre de guerre, théâtre d’opération, théâtre de vie.

Nous allons à l’aveugle / nous bâtissons / nous interrogeons nos représentations.

Il nous faut une scène, un cadre, un point de vue.

Le monde est un tableau, écrivait Alain Jouffroy.

©Claire Chevrier

Qu’ils soient ceux du spectacle vivant, ou ceux que dessine le regard pour spontanément imaginer que notre corps/esprit puisse s’y déployer, les théâtres – il faudrait compter tous ceux qui jalonnent nos journées, nos mois, nos années – sont nos archipels et nos vertiges.

Menant une réflexion sur la façon dont se constituent les paysages, notre manière de façonner les espaces et notre besoin de représentation/reconnaissance, Claire Chevrier, dont on a déjà pu méditer le travail sur les mégapoles mais aussi les lieux de soin – voir la première image de son dernier livre qui aurait pu figurer dans le précédent (lire mon article du 9 avril 2021) – produit une esthétique de l’attention, comme de la sidération à partir du commun.

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Avec Scenery, le processus va peut-être encore plus loin, évoquant d’une certaine façon le théâtre du monde tel que pensé par Shakespeare, et cette impression que les structures humaines, jusqu’aux plus massives, ne sont que des rêves posés sur des rêves.   

L’anglais du titre n’est pas fortuit, que l’on prolonge aisément en murder scenery, soulignant la frange très mince entre le monde des vivants et celui des morts.

Il nous faut des bords, des enveloppements, des structures contenantes, si ce n’est de contention : on appelle cela l’architecture.

©Claire Chevrier

En photographiant à la chambre divers théâtres en France (Olympia, Château de Tours, Théâtre Montfort, Maison de la Poésie, Théâtre Quinconces, ESPAL, Le Mans, Théâtre Comédie de Caen, Hérouville-Saint-Clair, Théâtre de la Commune, Aubervilliers, Théâtre du Peuple, Bussang, Opéra et Musée des Beaux-Arts de Rennes), l’artiste au regard de plasticienne introduit l’idée du jeu, du décalage, de la réinvention de soi.

Scenery est un livre somme, reprenant différentes séries construites sur deux décennies.

La typographie du titre écrit de façon dynamique sur la couverture entoilée de gris évoque quelque générique de film hollywoodien/hitchcockien.

©Claire Chevrier

Il y des ruines de colonnes de temples antiques, des zones humides aménagées près de grands ensembles immobiliers – similaires au Caire, à Hangzhou et Bombay -, des espaces de constructions aux abords de terrains naturels détruits au bulldozer et devenus champs de poussière, des arènes, des théâtres romains aménagés.

Scenery est un livre de montage consacré aux lieux intermédiaires comme aux espaces dédiés aux représentations (concerts, pièces de théâtre, corridas, débats).

S’y mêlent à la fois la solitude et le besoin de retrouvailles collectives, l’inventivité spontanée des habitants pour continuer à se rencontrer (une partie de football sur un terre-plein) et les signes d’une modernité coûteuse en énergie, l’effort pour vivre ensemble et les chantiers déprimants.

©Claire Chevrier

La photographie témoigne du gigantisme des incessantes interventions humaines dans l’espace public à l’échelle mondiale, et de ce que l’on concède à la préservation de la nature.

En un sens, Scenery est le spectacle de notre génie comme de nos misères, de notre inconscience comme de nos tentatives de continuer à donner un sens à notre inscription sur la petite planète Terre.

On prie à Saint-Pierre de Rome, on travaille dans la sidérurgie à Dunkerque, on coule du béton à Pékin, on cherche l’ombre à Alger, et l’on se prépare à recevoir un public dans des salles consacrées à l’art dramatique à Paris, Rennes ou Hérouville-Saint-Clair.

En préface, Gilles A. Tiberghien cite avec beaucoup de pertinence Le Théâtre et son double, d’Antonin Artaud : « Nous supprimons la scène et la salle qui sont remplacées par une sorte de lieu unique, sans cloisonnement, ni barrière d’aucune sorte, et qui deviendra le théâtre même de l’action. »

Claire Chevrier, Scenery, texte Gilles A. Tiberghien, direction éditoriale Eric Cez, maquette Le Petit Didier, Editions Loco, 2023, 152 pages

http://www.clairechevrier.net/?lang=fr_fr

©Claire Chevrier

https://www.editionsloco.com/spip.php?rubrique342

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