Voir les cris, par Jacques Grison, photographe

©Jacques Grison

« Défier les apparences. Pouvoir se dérober au néant. Tenter d’écarter ce qui gêne le regard, pour regarder ce qu’il reste de l’homme quand on l’a dépouillé de ses faux-semblants. » (Jacques Grison)

Les pages sont épaisses, la couverture entoilée de grand format manifeste une noble présence, l’odeur d’encre est puissante : Les cris durent, de Jacques Grison, n’est pas un livre, c’est un monde, un chaosmos (Kenneth White), un état de guerre, un bloc d’effroi.

Ayant demandé un travail de post-production très fin (savoir-faire d’Anne-Laure Ducoin et Bernard Montjarret du studio Boba), cet ouvrage publié par les éditions Loco questionne les lieux de hantise, sanctuaires maudits de la Première Guerre mondiale, prison de Clairvaux, ancien asile de Ville-Evrard où fut notamment interné Antonin Artaud – voir le livre de Gérard Rondeau préfacé par Alice Becker-Ho (Le Temps qu’il fait, 2003).

©Jacques Grison

Les visions de Jacques Grison sont d’une noirceur toute goyesque, les démons rôdent, ou les fous, ou simplement les abandonnés de toujours.

On connaît désormais grâce à l’épigénétique la présence dans les cerveaux humains de traumatismes ayant eu lieu parfois plusieurs générations avant que le sujet, égaré, ne comprenant pas l’origine de son mal, ne prenne conscience d’une probable cause lointaine valant rupture.

Les lieux eux aussi, telle est probablement l’hypothèse de l’artiste en son médium, résonnent des cris passés, des pleurs d’injustice, des injonctions harcelantes.

©Jacques Grison

Lieu de soin, l’asile de Ville-Evrard n’en est pas moins un espace d’exclusion, de contention, de mise en quarantaine.

« La boule à cri, la boule à cri », répétait Artaud, frappant le sol de sa canne apotropaïque, aux comédiennes avec qui il travaillait à la traversée des murs, du langage, des organes, toute cette matière fécale densifiée, vaguement fluide ou molle, lorsqu’elle n’est pas merveille.

Ici, les murs suintent de visages engloutis, ce sont en quelque sorte des suaires de douleur.

©Jacques Grison

L’œil pénètre des royaumes plutoniens où même l’ombre des damnés semble encore vouloir s’excuser d’apparaître.

Il y a les grottes Chauvet et Lascaux, mais il y a aussi l’art pariétal des enfermés d’aujourd’hui, ou d’avant-hier, cherchant par la gravure et leurs ongles plantés dans la chaux à retrouver leur identité.

Des échelles, des structures, des sortes de châlits faisant songer à la période la plus épouvantable du XXème siècle.

©Jacques Grison

On mourait de faim dans les camps européens, comme on mourait de faim chez les aliénés.

Une main de pierre rencontre une mince fougère dans les corridors du temps.

Sous les mottes de terre labourée, combien de milliers de morts ?

Les vestiges de godillots couverts de poussière et d’ennui disent les pieds arrachés, le marche-ou-crève des gardes chiourmes galonnés, l’humaine et beckettienne condition humaine.

©Jacques Grison

Combien de constellations dans ce tronc d’arbre propice aux paréidolies ?

Combien de suppliciés venus de Cochinchine dans cette roue murale ?

Combien de gueules cassées sous les képis tordus ?

Les tournesols sont morts de froid, le gaz de décembre a brûlé les poumons, les tombes des inconnus s’accumulent dans l’oubli.

« Infinitude du sens, angoisse au paroxysme, tableau vivant d’un corps en morceaux », écrit la psychanlyste Maria A. Brinco de Freitas, ancienne psychologue clinicienne des hôpitaux de Ville-Evrard et Maison-Blanche.

©Jacques Grison

Bouteilles vides, ruines, effondrement.

Parquets défoncés, salpêtre, glyphes déments.

Nos frères et sœurs les plus sensibles sont devenus des pantins, Dieu d’amour est un dieu d’épreuves terribles, tout est fichu, détruit, sali, avant que le visage d’une petite fille ne vienne nous rappeler à notre devoir de dignité, d’espoir, de noblesse.

Jacques Grison accueille les spectres aux regards torves en des lieux obscurs où le vide bruit et saigne, mais la dignité humaine est son horizon comme son socle.

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Dans un dialogue avec son ami, le photographe Stéphane Duroy a ces propos très justes : « C’est à cet endroit que nos approches respectives se rejoignent totalement. Toi devant les traces de ce qui vibre encore, moi au contact de l’humain qui vacille. On fait les mêmes analyses et on parvient à des conclusions identiques. »

Jacques Grison, Les cris durent, textes de Jacques Grison et Maria de Freitas, entretien avec le photographe Stéphane Duroy, éditeur Eric Cez, conception graphique Antoine Dupuy, éditions Loco, 2023, 64 pages

http://www.editionsloco.com/h

©Jacques Grison

ttp://www.jacquesgrison.net/

Exposition Rémanescences au Théâtre National Populaire de Villeurbanne (TNP) – du 7 au 21 octobre 2023

https://www.tnp-villeurbanne.com/manifestation/diptyque-franchir-les-seuils/

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