Poursuites et ricochets, ouvrir les albums de famille, par Marie-Hélène Lafon, écrivain, et Guillaume Geneste, tireur, photographe

©Guillaume Geneste / Lamaindonne

« Ne rêvons pas… Laissons aux photos d’être des ricochets, et aux phrases d’être des poursuites. » (Denis Roche, Les Cahiers de la photographie, n°23)

Ils étaient attendus.

Paraissent à l’orée de l’automne les premiers volumes de la collection « Poursuites et ricochets » initiée par David Fourré des éditions Lamaindonne, et confiée à la sagacité du tireur/photographe Guillaume Geneste.

©Marie-Hélène Lafon / Lamaindonne

Le principe est de demander à des auteurs – artistes, photographes, personnalités – de choisir un peu plus d’une dizaine d’images dans leurs albums de famille, de les commenter chacune librement en un texte court, de dériver en imaginaire à partir d’elles, de l’absence qu’elles rendent présent, ou/et du présent qui s’est absenté dans l’énigme du Jadis transformé en petites fenêtres de visions.

Avec Une autre vie, l’écrivain Marie-Hélène Lafon se demande, à partir d’un corpus de photographies rassemblées après sa mort, qui était son père, paysan dans le Cantal, lorsqu’il fit son service militaire au Maroc entre 1956 et 1959.

©Guillaume Geneste / Lamaindonne

Un autre homme apparaît que celui qu’elle connut, « sur la plage en maillot de bain ; en uniforme dans la chambrée ; déguisé en femme dans le jardin du Colonel ; torse nu au milieu d’un groupe d’enfants ».

Nous sommes à Casablanca, un homme sourit, qui – par chance ? comment ? – a échappé à une affectation en Algérie.

Le futur père photographie ses copains sur le sable, ils sont très beaux, d’une vitalité presque insolente.

Le voici qui tient un transistor, ou un tuyau d’arrosage, ou pose, torse nu, près de son ami de régiment, Pierre, et de deux femmes élégantes, doucement sensuelles.

©Marie-Hélène Lafon / Lamaindonne

Marie-Hélène Lafon observe sur la photographie grise ses chaussettes, et se souvient qu’elle lui en achètera jusqu’à la fin de ses jours, pourvoyeuse exclusive.

Bicyclette, soleil, papa peau nue très blanche près de César, le chien aux longs poils noirs du Colonel.

Est-ce vraiment cela la colonisation, ce spectacle d’un homme de vingt ans semblant en vacances prolongées amusant des enfants, blancs et arabes, séparés ?

©Guillaume Geneste / Lamaindonne

« Il deviendra père, c’est imminent, à vingt-cinq ans il sera père de trois enfants et ne posera pas avec eux, les trois, jamais, on n’a pas ces photos-là, elles n’auront pas été prises. Le vide des images absentes n’est pas vide, il est saturé, je le sature. Je pense à la guerre d’Algérie, contiguë, concomitante et contagieuse, de l’autre côté de la frontière. Je pense aux vies séparées de ces enfants de Casablanca séparés, blancs et arabes. Je pense au Meursault de Camus, flanqué de Sintès et de Masson sur la plage d’Alger incendiée de soleil. Je pense enfin et aussi au Saint Sébastien de Mantegna qui se déhanche au Louvre, torse blanc très nu, jambes nues. Je pense aux flèches. »

Et puis il y a le vertige d’un père portant une robe, des petits seins postiches, travesti oui sous son képi, cet inouï, image insensée.

©Marie-Hélène Lafon / Lamaindonne

« Je ne peux pas faire, poursuit Marie-Hélène Lafon en un passage douloureux, comme si mon père n’avait pas été, pendant près de six décennies, le père qu’il fut, pas franchement débridé, ni porté sur la rigolade, ni enclin à la plaisanterie. Il ne riait pas, souriait peu, ne jouait pas, ne plaisantait pas. Dans la sphère familiale, il ne témoignait d’aucune aptitude à la joie, et je crois que la peur fut son véritable métier, la peur de manquer, de ne pas être à la hauteur, de ne pas arriver à finir la fenaison à temps, de ne pas réussir à payer les prochaines échéances des emprunts, la peur de tout, le peur tout le temps. Il n’a vécu délivré de la peur que pendant les sept derniers mois de sa vie qu’il passa dans un établissement pour personnes âgées où il avait été admis après avoir présenté des symptômes accablants de dégénérescence motrice et cognitive. »

Avec Tout autour de la photographie, deuxième opus de la collection publié conjointement, Guillaume Geneste – qui signe en préface un texte manifeste sur le tandem photographie/littérature – cherche à partir des photographies les plus anciennes conservées par sa famille berrichonne à brasser les générations, établir des continuités, contempler des silences.

©Guillaume Geneste / Lamaindonne

Il y eut des drames – des morts brutales consécutives à l’ingestion de champignons -, des mariages dont il reste des photographies peuplées de visages inconnus, et des intimes convictions : oui, là, ce sont nos arrière-grands-parents.

« Tout autour de la photographie, confie Guillaume Geneste, il y a l’angoisse, celle qui me prend physiquement dans les entrailles, de voir et de ne jamais savoir. »

Et puis il y a le père posant, torse nu, en tongs, assis sur le marchepied d’un camion militaire, en Algérie, où il arriva en avril 1959.

« Comme beaucoup d’hommes qui ont participé à ce qu’on appelait alors « une simple opération de police », notre père resta muet sur ce qu’il avait vécu. Les seules choses que nous savons sont de l’ordre du détail, comme son insoumission aux ordres absurdes et sa rébellion qui l’ont amené à faire quelques mois supplémentaires pour cette guerre jusque-là sans nom et reconnue officiellement comme la guerre d’Algérie depuis le 10 juin 1999 par l’Etat français. Il aura fallu attendre quarante-cinq ans. »

©Marie-Hélène Lafon / Lamaindonne

Il y a des images difficiles – la mère de l’auteure, souffrant d’une paralysie faciale à la naissance de son fils, et qui arrache son visage de la photographie pour ne garder que celui de son enfant -, et d’autres fabuleuse, ainsi cette grand-mère posant à quatre-vingts ans dans son jardin avec une bêche.

Elle sourit, la lumière est douce, les arbres légers.

Nous sommes dans un tableau de Corot.

Plus loin apparaît un couple enlacé, nu, merveilleux, ce pourrait être Guillaume et son épouse, Colette (voir les quatre volumes de leur épopée intime chez Filigranes Editions).

Il s’agit probablement du couple formé par son ami Jean-Marie, décédé brutalement – dans son legs, il y avait une pellicule alors non développée -, et d’une femme, pas totalement inconnue.

La photographie est miraculeuse, nos albums sont des trésors, Poursuites et ricochets est déjà indispensable.

Guillaume Geneste, Tout autour de la photographie, collection « Poursuites et ricochets », éditions Lamaindonne, 2023, 64 pages

Marie-Hélène Lafon, Une autre vie, collection « Poursuites et ricochets », éditions Lamaindonne, 2023, 60 pages

https://www.lamaindonne.fr/

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  1. Avatar de vagabondageautourdesoi Matatoune dit :

    Belle idée, cette collection !

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