
The Edge of Awareness, 1996-2020, photographie de Sophie Ristelbueber, tirage argentique, 128x 150cm, édition 1/3. Collection MNAM/Centre Pompidou (Paris) ©Adagp, 2023
« Le pansement fut arraché de notre croûte d’illusions, d’indifférence ou de cynisme, lorsqu’en 1992 une guerre s’est installée au cœur de l’Europe. Une guerre où des frères comme Caïn et Abel se sont assassinés. » (Carole Naggar)
A propos d’un mur, dix-neuvième volume de la collection « Pour dire une photographie », dirigée par Serge Airoldi aux éditions Les Petites Allées, résonne particulièrement dans notre contexte de nouvelles proliférations des guerres.
Polemos est père de toutes choses, disaient les anciens Grecs, dont la photographie est venue attester la puissance.
A propos d’un mur est un texte de l’historienne de l’art Carole Naggar (j’ai présenté à plusieurs reprises ses livres dans L’Intervalle) sur une photographie de Sophie Ristelhueber, artiste reconnue internationalement pour l’intelligence de ses œuvres portées par une beauté plastique indéniable.
Publier en petit format une telle photographe d’Histoire habituée aux cimaises des musées et des galeries d’importance est d’autant plus audacieux et exaltant que l’édition est rare, deux cents exemplaires pour les chanceux.
Interrogeant les territoires bouleversés, notamment par des guerres récentes (à Beyrouth, au Koweït, en ex-Yougouslavie, en Irak), Sophie Ristelhueber produit des pièces dont on se demande si elles relèvent de la destruction ou de la construction/installation.
Les paysages sont certes balafrés, modifiés, blessés, mais la « cicatrice » n’est pas une fin en soi, plutôt le signe à partir duquel une réinvention s’opère.
Avec la série et le livre WB (2005), l’artiste étudie la façon dont les routes sont coupées par de grosses masses de pierre dans les territoires palestiniens. L’impression est à la fois celle d’un flux bloqué, et d’un courant qui saura trouver autrement son chemin.
Prise au printemps 1996 lors d’un troisième voyage en Bosnie-Herzégovine, la photographie qu’observe Carole Naggar, intitulée The Edge of Awareness (1997-2020), intrigue immédiatement.
« On dirait, écrit-elle à l’orée de son texte, un paysage de terre ocre, basculé à la verticale. Il se dresse devant nous, remplissant l’image à ras bords. / On bute sur lui. Pas de perspective. Ni ciel au-dessus, ni terre au-dessous. / Un trou cerné de plâtre comme une cloque a poussé sur sa peau tatouée de graffs. Une maladie de la peau. / Le matelas semble une coque fossile incrustée dans un sol argileux. / Mur qui sépare, mur qui protège, mur blessé par les impacts et les tags. Mur qui s’affirme comme présence muette. / Mur comme une page où l’imagination se projette. »
Il n’y a pas d’humain représenté, mais on comprend avec l’historienne les actions, les gestes, les stratégies de survie.
Le mur est ébréché, le ciment est un tas de gravats, mais l’art est une réparation – tikkoun olan.
Sophie Ristelhueber s’explique : « Cette idée du pansement, du matelas, a fait son chemin, et je me suis rappelé un matelas que j’avais photographié à Sarajevo, qui occultait un énorme trou d’obus dans un mur. C’était au rez-de-chaussée d’un immeuble, ce matelas était comme un pansement qui empêchait les gens, les snipers, de voir à l’intérieur. Donc j’ai utilisé cette image-là. Cette image de trou est assez violente, et en même temps on pourrai la dire sexuée… Sur le mur dans lequel il y a ce trou d’obus, il y a des tags, c’est un mur qui a déjà été bien martyrisé… Et j’ai tiré cette image sur ce fameux format de billboard qui faisait deux mètres quatre-vingts sur cinq mètres soixante, qui a plus tard été présenté dans la cour de PS1 à New York. »
Devant la béance obturée par un matelas faisant songer à un énorme pneu métaphorisant à la fois la crevaison et l’exil, Carole Naggar pense « vulve ouverte dans la peau du mur », mais aussi femme-maison de Louise Bourgeois et planches des baraques des métayers photographiés par Walker Evans aux failles bourrées de morceaux de tissus.
Nous sommes en Alabama en 1936, à Sarajevo en 1996, en Ukraine en 2022, à Gaza en 2023.
Les temps se cofondent dans un même espace de douleur, de désolation et de bricolage existentiel.

Carole Naggar, A propos d’un mur, photographie de Sophie Ristelhueber, 2023 – 200 exemplaires
https://www.lespetitesallees.fr/les-petites-allees/tous-les-livres/a-propos-d-un-mur/
