Les étincelles Bonnard, par Yannick Haenel, écrivain

Pierre Bonnard, Nu dans le bain, 1936, huile sur toile, musée d’art moderne de Paris

« Ainsi, lorsque Bonnard s’obstine à peindre une femme nue dans une salle de bains pour la millième fois dans l’histoire de la peinture, c’est pour maintenir en vie la présence de son démon, rester en contact avec la source, garder allumée l’étincelle que suscite la nacre – pour que le feu des solitudes charnelles qui est l’élément de la peinture ne s’éteigne pas. » (Yannick Haenel)

A l’occasion de l’exposition Bonnard ayant eu lieu d’octobre 2021 à janvier 2022 au musée de Grenoble, j’avais écrit un texte intitulé Bonnard, l’érotique de la lumière.

Il y avait ces phrases : « Mais pourquoi nous faut-il Bonnard aujourd’hui, encore, toujours ? / Parce que le bonheur est rare, et qu’il sut le peindre. / Parce que la conjugalité n’est pas un long fleuve paisible, mais qu’elle dura, et que Marthe, son épouse, fut son modèle privilégié – des centaines de toiles et dessins. / Parce que la pudeur, parce que le désir et l’innocence ensemble – les photographies où tous deux sont nus dans le jardin évoquent bien entendu l’Eden -, parce que la couleur contre la douleur et les ombres. / Parce que le mouvement, la vie, la beauté dans l’impermanence et le cycle des saisons. / Parce que l’ode horatienne devenue peinture.  / Parce que le feu du soleil du Midi. / Parce que le goût de la liberté, la dilution du moi dans la vibration du jaune.  / Parce que les miroirs créant l’unité de l’extérieur et de l’intérieur en un même espace mental. / Parce que les autoportraits de solitude. »

Dans le catalogue d’exposition, Yannick Haenel signait un texte très beau, essentiel, Pierre Bonnard, Le feu des solitudes charnelles, aujourd’hui repris en volume indépendant par L’Atelier contemporain dans la collection Phalènes.

Ce fou de peinture y évoquait sa passion pour les nus de Bonnard, levant l’hypothèse de la féminité de la lumière : « Ils réveillaient mon regard, me lavaient des images qui prolifèrent autour de nous. Et puis ils étaient apaisants, sans négation : ils m’épargnaient leur nuit. »

Pour l’écrivain, la compagne de l’artiste est l’incarnation absolue de la peinture, même quand les modèles portent d’autres noms.

Dans « l’érotique de la nuance » apparaît une nymphe de feu calme – comment ne pas penser ici au livre de Linda Tuloup, Brûlure, publié cet automne par André Frères Editions ?

« L’acuité de la tension érotique chez Bonnard, écrit superbement l’auteur de A mon seul désir (Argol, 2005), prend la forme d’un guet perpétuel et d’une crue par laquelle le corps des femmes se détend sous l’étreinte de la lumière. Il y a chez lui un devenir féminin de la peinture. »

Les nymphéas de Monet – très belle vision– se sont métamorphosés en corps de femmes.

Toute peinture réussie, relevant d’une cérémonie sacrée, d’un mystère antique, ne célèbre-t-elle pas la source même du désir, la joie de ce qui est et reste en présence avec et au-delà de la mort ?

Il y a avalanche de nus, rafraîchissement de l’âme par le feu des couleurs, dévoration des yeux par la levée des détails et nuances.

La peinture de Bonnard agit tel un charme, manifestant la rencontre entre le singulier et l’universel dans l’éclaircie d’un printemps ininterrompu.  

« Le nu bonnardien, observe Yannick Haenel, est une substance d’irradiation : le corps de Marthe, en s’exposant au rayonnement solaire, ne cesse de transparaître. Les femmes peintes par Bonnard se reconnaissent par la variation de leurs intensités lumineuses, vibrant aux différences de chaleur, s’ouvrant et se fermant aux miroitements de l’espace dans lequel elles se tiennent. »

La peinture fait jubiler la littérature.

La jouissance de l’une entraîne celle de l’autre, Eros est un fleuve de couleurs et de mots.

Le temps n’est plus un problème, mais la solution, lorsque la lumière en a effacé les contours et que s’avancent vers nous, sans drame, les corps sauvés.

L’espace s’enflamme.

« Peut-être regardons-nous la peinture parce que nous ne pouvons pas faire l’amour tout le temps. En attendant de refaire l’amour, la peinture nous fait penser (à l’amour). La solitude est une réserve de frémissements rouges, orange, jaunes. Les glissements dans les coloris nous transmettent une joie précise. La montée du rouge dans les tons jaunes est aphrodisiaque. L’Atelier au mimosa est secrètement une chambre nuptiale. En regardant Bonnard, je fais provision d’étincelles. »  

Yannick Haenel, Pierre Bonnard, Le feu des solitudes charnelles, collection Phalènes, L’Atelier Contemporain, 2024, 56 pages

https://editionslateliercontemporain.net/a-paraitre/phalenes/article/pierre-bonnard-le-feu-des-solitudes-charnelles

https://www.leslibraires.fr/livre/23796940-pierre-bonnard-le-feu-des-solitudes-charnelles-yannick-haenel-l-atelier-contemporain?affiliate=intervalle

https://www.leslibraires.fr/livre/23824855-brulure-linda-tuloup-andre-frere-editions?affiliate=intervalle

Laisser un commentaire