
El Santo Entierro, 1541-1545, Juan de Juni
« Alors, La Nina de los Peines s’est levée comme une folle, pliée en deux comme une pleureuse médiévale, et elle a avalé d’un trait un grand verre d’anis de Cazalla, brûlant comme le feu, et là elle s’est rassise pour chanter sans voix, sans souffle, sans nuances, la gorge en flammes, mais… avec duende. Elle avait réussi à tuer tout l’échafaudage de la chanson pour laisser place à un duende furieux et dévastateur, ami des vents chargés de sable, qui poussait les gens de l’auditoire à déchirer leurs habits, presque selon le rythme des Noirs antillais du rite lucumi, quand ils les arrachent pelotonnés devant une statue de sainte Barbe. »
Je relis régulièrement Jeu et théorie du duende, de Federico Garcia Lorca, un des textes les plus beaux et exaltants que je connaisse, tentant par son style même d’accueillir le feu de déchirure qu’il décrit.
Le duende selon l’écrivain assassiné est l’âme de l’Espagne, voire davantage encore de l’Andalousie, mais qu’est-ce véritablement ?
Il y a l’ange, qui guide et protège ; il y a la muse, qui inspire ; il y a le duende, qui est à la fois énergie de destruction et de recréation.
« Pour tout homme, tout artiste, qu’il s’appelle Nietzsche ou Cézanne, chaque échelle qui monte à la tour de sa perfection a pour prix la lutte qu’il entretient avec son duende, pas avec son ange, comme on a pu le dire, ni avec sa muse. Il est nécessaire de faire cette distinction, elle est fondamentale pour les racines de l’œuvre. »
Conférence prononcée en 1933 et 1934 à Buenos Aires et Montevideo, Jeu et théorie du duende interroge « l’esprit caché de la douloureuse Espagne », cette force de vérité noire qui traverse à la fois Thérèse d’Avila et Goya, le flamenco et Bach.
Le duende est une colonne de feu, l’esprit de la Terre passant de façon fulgurante des pieds à la colonne vertébrale, puis au cerveau.
Dionysos le déclenche, il réside dans « les dernières demeures du sang », il est épines ardentes.
Il épuise, il régénère, il métamorphose.
Qui l’a ressenti au plus profond de sa chair est un initié.
« Dans tous les pays, la mort est une fin. Elle arrive et on baisse le rideau. Pas en Espagne. En Espagne, on le lève. Là-bas, beaucoup de gens vivent entre quatre murs jusqu’au jour où ils meurent, alors on les fait sortir au soleil. Un mort en Espagne est plus vivivant comme mort que partout au monde. (…) Dans le monde entier, seul le Mexique peut donner la main à mon pays. »
On est mort, on revit.
On affronte un dieu, c’est un taureau, on est mordus.
« Dans un spectacle de danse espagnole, pas plus qu’à la corrida, personne ne s’amuse ; le duende se charge de faire souffrir, par le biais du drame sur des formes vivantes, et il prépare des échelles pour que l’on s’évade de la réalité environnante. Le duende opéère sur le corps de la danseuse comme le vent sur le sable. Son pouvoir magique transforme une belle jeune fille en paralytique de la lune, ou donne des roseurs de l’adolescence à un vieillard en haillons qui fait l’aumône dans les débits de boisson ; d’une chevelure, il fait naître l’odeur d’un port nocturne et toujours il agit sur les bras, dans des expressions qui sont mères de tous les temps. »
Le lyrisme chez Lorca, qui pense le duende comme « une leçon de musique pythagoricienne », est un métal incandescent.
« La Nina de los Peines a dû déchirer la voix parce qu’elle savait que les plus fins connaisseurs l’écoutaient, qu’ils ne voulaient pas de formes mais la moelle des formes, de la musique pure qui réduit le corps à ce qu’il faut pour rester en suspens. Elle a dû appauvrir son savoir-faire et son assurance ; donc, elle a dû éloigner sa muse et demeurer sans défense, pour que son duende vienne et qu’il daigne se battre à mains nues. Et il faut voir comment elle a chanté ! Sa voix ne jouait plus, sa voix était un flot de sang, digne, par sa douleur et sa sincérité de s’écarter comme une main à dix doigts sur les pieds cloués mais pleins de tourmente, d’uin Christ de Juan de Juni. »
Olé !
Allah, Allah !
Mon Dieu, mon Dieu !
Ô Dio !
Et ceci, qui affole le cœur : « Rappelez-vous le cas de sainte Thérèse, débordante de flamenco et de duende, de flamenco non pas pour avoir dominé un taureau furieux et lui avoir fait trois magnifiques passes, ce qu’elle a fait d’ailleurs, ni pour s’être vantée d’être belle devant frère Juan de la Miseria, ni pour avoir donné une gifle au Nonce de Sa Sainteté, mais pour être une des seules créatures que son duende (et non son ange, parce que l’ange n’attaque jamais) transperce d’un dard en cherchant à la tuer parce qu’elle lui avait ravi le dernier de ses secrets, le pont fragile qui unit les cinq sens à ce centre de chair à vif, de mer à vif, de l’Amour libéré du Temps. »
Derniers mots d’agonie de La Nina de los Peines : Mes Gitans, où sont mes Gitans ?

Federico Garcia Lorca, Jeu et théorie du duende, traduit de l’espagnol par Line Anselem, édition billingue, Allia, 2024, 64 pages
https://www.editions-allia.com/fr/auteur/95/federico-garcia-lorca

Cercueil de La Nina de los Peines, décédée en 1969
