Blessures, mémoire et survivance, par Edith Bruck, écrivaine

« J’ai tout mis noir sur blanc / l’enfance / la famille / les passions en herbe / les rêves les yeux fermés / les cauchemars les yeux ouverts / l’indignation sans fin / les blessures inguérissables / les espoirs ressuscités / les douleurs simultanées / l’amour infidèle / toute une vie / sur des pages quadrillées / comme en classe / me retrouvant vidée » (Edith Bruck)

Nous avons besoin d’Edith Bruck, de sa révolte, de sa compassion, de son intelligence, de son absence de haine.

Autrice notamment de Le pain perdu, récit autobiographique – de sa déportation comme juive, à treize ans, à Auschwitz, avec sa famille, à son existence de rescapée, en Israël puis en Italie -, et des poèmes de Pourquoi aurais-je survécu ? (titres présentés dans L’Intervalle) , Edith Bruck est une immense écrivaine, ample, mutliple – ses romans commencent à être traduits au Seuil.

Ayant choisi de s’exprimer en langue italienne depuis son installation à Rome en 1954 – elle épousera le réalisateur Nelo Risi -, Edith Bruck parvient à dire les souffrances particulières au nom de tous, qu’ils s’agissent de celles des martyrs de la Shoah, de celles des personnes âgées abandonnées dans des structures dédiées au grand âge, ou des femmes harcelées sexuellement – notamment par des personnalités connues (écrivain, scénariste, critique, journaliste…) ou la parentèle.

Le mal fait aux innocents, tel est le grand thème de son œuvre, où la mémoire se fait moins explicitement accusatrice que porteuse d’interrogations fondamentales.

Composé d’une trentaine de poésies, Les dissonances, publié par Rivages dans une traduction de son excellent passeur français René de Ceccatty, est aussi douloureux que combattif.

Le style n’est pas amphigourique, il est direct, sans effet, soucieux de sa réception.

Dans Pauvre folle, Edith Bruck pointe son immaturité – « Est-il possible que tu n’aies rien compris à ton âge ? / Jusqu’au pape François / qui t’a présenté ses vœux, / en public / et en privé, / ça ne te suffit donc pas ? » -, précisant aussi l’axe de sa vie morale : « Mais ne renonce pas / à ce que tu es et sens. / Tu es un animal libre / tu ne dois rien à personne, / le tribut, tu l’as payé. »

La solitude est là, mais aussi le sentiment de fraternité envers les anonymes, les déments, les oubliés, les victimes d’injustice, ou d’indifférence.

Les vieux, les vieilles.

« Des yeux des vieux / tombent des gouttes de larmes / à leur bouche échappe la bave / une quinte soudaine de tous / fait pleurer leur vagin. / Il n’y a que le corps qui leur parle / dans leur solitude / chez eux ou dans quelque refuge / où rien ne reflète / leur vie passée, / aucun objet, / aucun tableau, aucun cadeau de mariage. / La mémoire d’eux-mêmes / s’égare, se tait. / Enfants et petits-enfants / se manifestent / comme s’ils venaient du bout du monde / et devaient repartir aussitôt. / Les vieux n’ont plus qu’à déchiffrer / les quelques mots qu’on leur adresse. »

Edith Bruck se souvient de son frère survivant ayant dû retrouver le corps de son père dans une montagne de cadavres, de sa mère assassinée, de son mari infidèle, cependant « aimé », « élu ».

Tout est poignant, cruel, insupportable, et beau dans l’obstination à rappeler l’âme des défunts.

Derniers mots : « La berceuse de la mère et la chanson du père concernent l’éternelle nostalgie de la Terre promise. »

Edith Bruck, Les dissonances, préface de Michela Meschini, traduction et avant-propos de René de Ceccatty, Bibliothèque Rivages dirigée par Lidia Breda, éditions Payot, 2025, 138 pages

https://www.payot-rivages.fr/rivages/livre/les-dissonances-9782743665555

Parution simultanée de Contrechamp, au Seuil, témoignage bouleversant d’une ancienne déportée sur le tournage d’un film censé reconstituer l’horreur des camps

https://www.seuil.com/ouvrage/contrechamp-edith-bruck/9782021591392

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