Rencontrer un dieu, par Pierre Michon, écrivain

Ulysse, Mario Camerini, 1954

« Nous étions aux mois clairs, et j’étais merveilleusement seul. J’allais mal. Les champs fleuris n’y pouvaient rien. J’écoutais le bruit interminable de ma mort, je le gardais sous le casque ; je n’en laissais rien paraître. Je n’avais plus personne à aimer, ce qui s’appelle aimer, en ce monde. J’avais besoin d’un nouveau protecteur. L’ange gardien ne faisait plus l’affaire. Je n’avais plus personne à qui faire croire que la littérature peut servir à quoi que ce soit. Depuis des années, le goût de noircir du papier m’avait abandonné. Fini, le temps où je faisais des surenchères d’arabesques autour d’un mot. Je n’écrivais pas et n’écrirais plus. J’avais plus de soixante ans, il était grand temps que je fasse quelque chose de ma vie : la rencontre d’un dieu me parut un bon plan. »

Il y a les écrivains, les littérateurs, et les écrivains devenant/devenus littérateurs.

Trop de succès, trop d’hommages béats, trop de flatteries.

Contre le risque d’imposture, il y a le feu : brûler la bibliothèque et repartir à zéro, qui n’est pas rien, mais l’écho de toutes les phrases lues et méditées en soi.

J’écris l’Iliade est ainsi la tentative d’un écrivain au soir/recommencement de sa vie d’atteindre par le semblant des mots, la pulsion sexuelle et l’alcool, quelque chose comme le réel, qui est la grande chose.

Pierre Michon, dont le maître est le Flaubert de Salammbô et, dans sa rage de destruction, l’enfant fou de Saint Julien l’Hospitalier, a conçu J’écris l’Iliade, qui est un ensemble de textes puisant dans le lexique et les visions homériennes/homériques une énergétique permettant de traverser tous les temps, jusqu’au présent le plus actuel, comme une machine de guerre contre l’hygiénisme et la moraline contemporains. 

Il faut quelquefois être aveugle pour voir vraiment, être Homère et Borges, peut-être aussi Shakespeare, allez savoir, l’unique auteur aux tentacules aussi vastes que toutes les bibliothèques du monde, le singulier multiple absolu.

Comme Lacan écrivant Lituraterre dans le souvenir des méandres des fleuves immenses parcourant la steppe russe vue du ciel, lors du retour d’un voyage au Japon, tout commence par une rature, un franchissement de seuil, un pas au-delà.

Que peut la lettre face à la poubelle ? Un piètre accommodement des restes ? Un festin ?

Régénérer la lettre morte par le trou sexuel, d’où ruisselle, jaillit, jouit, par exemple, le fleuve Homère, voilà l’ambition d’un auteur dont le nom de code est Michon.

Locomotive à vapeur et bouclier d’Achille, suie sur le visage, chaleur mouillée de la Mikado.

Devenir Pierre Michon, bête humaine, entrer dans les cuisses de la nuit, belle Hélène, cette chienne délicieuse et cruelle.

Imaginer un combat présidé par les dieux : Balzac nu, Hugo nu, Zola nu, Villon nu, Homère nu.

Ça bande dans le verbe, la lyre est chair.

Il faut que le sang batte dans la langue, comme dans le membre qui féconde.

Pierre Michon se souvient d’un voyage en Sicile, à l’été 1973 (trente ans et quelques chapitres plus tard, ce sera Thessalonique, le mont Athos, les tombes de Vergina, et la présence de la guide, la troublante Daphné) : « J’avais longtemps été décavé, out. / J’en étais aux injonctions de Debord et d’Aristote : ne travaillez jamais, esclaves que vous seriez. / J’habitais alors Paris, l’hôtel le plus miteux, dans une rue noire en pente, rue Royer-Collard. / J’ai habité de longs mois, la plupart impayés, cette pension de dernière catégorie, avant d’en partir à la cloche de bois. Quoique je n’en eusse pas les moyens, je désirais passionnément entrer dans la vie vivante par la voie royale de l’écriture, et ceci sans efforts, par miracle. L’occasion m’a manqué alors, le passage par une grande école, l’entregent, la chance. »

Avec une ironie teintée de férocité : « J’ignorais qu’il fallait être passé par l’ENS pour écrire Une saison en enfer. »

Temple grec de Ségeste, pas de porte, les dieux volent.

Rêver d’écrire sur rien, écrire sur tout, adresser à Philippe Descola le récit Eloge de la blancheur, qui est un chant, jubilation de la langue dans toute son étrangeté lexicale.

Dans sa masure des Cards (Creuse), Pierre Michon travaille, c’est-à-dire qu’il invente des dieux.

Nommer, sacrifier (en psalmodiant Malama Tamaï), boire le jus d’une sauterelle écrasée.

« L’art d’écrire, de faire de chaque mot un nom propre ou un totem, voilà la route où s’avançait le dieu. »

La lecture de Michon fait lever des noms, Giono, Miller, Debord, Quignard, and co.

La résurrection est femme.

Burroughs : « Je suis le grand cuivre devant lequel tous les autres cuivres se compissent comme des chiennes. »

Michon : « Le lendemain de mon retour, Harmonie portait une robe couleur safran. Je l’ai aperçue dans le forum et j’ai marché droit sur elle sans hésitation, je l’ai abordée avec en moi la force de dix cerfs. La force d’Actéon. C’est elle-même qui a pris ma bouche et a plaqué son corps contre le mien. Elle m’a donné son delta lisse le soir même. Epilé comme il convient aux Thébaines : les boucles sont aux bêtes et aux filles des Barbares. Je ne sais si le delta de la Grande Vierge tout en sueur, pareille à une bête, est lisse ou bouclé. »

Homère est un delta.     

Là-bas, près d’un bosquet, un Maître fesse sa Soumise portant des bas.

Martinet, pinces, claquement des lanières.

« Dès vingt ans, confie le/un narrateur, j’eus ma pratique SM ; ni mariage ni liaisons ; mais les rencontres par petites annonces, puis les clubs, le Minitel rose, aujourd’hui les donjons, le grand trafic sur la Toile, où on trouve toujours quelqu’un à son gout – et moi j’y trouve un chemin creux près de la Veuvre, avec Eva livrée. J’y punis Hélène jusqu’à notre orgasme à tous les deux. Dans ce web nous sommes pris, pauvres mouches, nous nous y débattons et nous y jouissons. C’est si pratique : pas de prélude sentimental, on prend sa voiture, on se rend à l’adresse convenue, elle vous attend, collier d’allégeance au cou. Pas besoin d’intrigue : « Le Maître met sa grue cul nu et la fouette », cela suffit. »

Delta Sade, Histoire d’O : tentative de tenir la mort à distance ? 

Ne pas fabriquer des livres, mais les vivre, les brûler de l’intérieur.

J’écris L’Iliade appelle la déesse, qui est le nom de l’insurrection intime.

Il faut tout relire, tout abandonner, tout vivre, puis aller boire un coup avec les copains du bistro du village.   

Michon, tu connais toi ?

Pierre Michon, J’écris l’Iliade, Gallimard, 2025, 274 pages

https://www.gallimard.fr/catalogue/j-ecris-l-iliade/9782070128075

https://www.leslibraires.fr/livre/24181912-j-ecris-l-iliade-pierre-michon-gallimard?affiliate=intervalle

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