Roland Barthes, excéder la commande, par Antoine Compagnon, écrivain

Incipit : « Roland Barthes se plaignait beaucoup d’être accablé de demandes. On lui envoyait des textes à lire ; des inconnus lui écrivaient ou l’appelaient pour solliciter rendez-vous, articles, interviews, conseils ou recommandations. Il peinait sous le « poids de la ‘Gestion’ », comme il le confiait dans ses derniers cours au Collège de France sur « La Préparation du roman », en 1979 et 1980. »

Je trouve formidable le titre du livre qu’Antoine Compagnon consacre à Roland Barthes, Déshonorer le contrat.

On l’a trop peu remarqué, mais Roland Barthes n’écrivait presque toujours que sur commande (exclure Fragments d’un discours amoureux), ce qui lui était à la fois un stimulant intellectuel et une souffrance.

Pour préserver sa liberté, celui-ci s’arrangeait pour ne pas tout à fait honorer le contrat, le dévier, en tester les limites.

L’objectif est donc double, direct – répondre à une demande extérieure -, et indirect – savoir jusqu’où s’en détacher.

Continuer sa vie, laborieuse, en rêvant de la changer.

Tenter de basculer pleinement dans le domaine de la littérature, mais ne pas vraiment y parvenir.

Fonctionnariser l’écriture, alors qu’on espère la gratuité du geste.

Publier beaucoup, alors qu’il faudrait retenir ses chevaux pour ne libérer que les plus puissants.

A la différence de Lévi-Strauss, qui sut après la parution de Tristes tropiques se consacrer à ses recherches sans céder aux demandes, Roland Barthes écrit pour répondre, jusqu’à son dernier texte donné à Jean Narboni pour Les Cahiers du cinéma, La Chambre claire.

Antoine Compagnon – qui avoue à titre personnel être pétrifié par la commande ; on lui doit cependant une bonne centaine de notices anonymes d’histoire littéraire pour le Thesauraus de l’Encyclopedia Universalis – relève que son ami a beaucoup contribué par ses textes au phénomène du club des livres des années 1950 (chapitre très informatif L’âge d’or des Books Clubs) : il écrit sur Albert Camus, sur Racine, qu’il goûte peu, sur Baudelaire (non loin de Claude Pichois), sur Stendhal, sur Voltaire, sur Chateaubriand, sur La Bruyère, sur Alain Robbe-Grillet (liste non exhaustive).  

« En vérité, écrit l’émérite professeur, une fois élu chef de travaux à l’EPHE en 1960, puis directeur d’études en 1962, engagé dans le structuralisme, la textualité, le poststructuralisme, associé à Tel Quel, élu au Collège de France en 1975, érigé en autorité intellectuelle, Barthes ne cesse pas d’écrire sur commande, mais désormais avec plus de discernement et sans que la provocation s’impose, avec plus de  bienveillance donc. La soumission à la commande ne dépendait pas seulement des circonstances d’un début de carrière malaisé, mais correspondait à son régime personnel d’écriture. Sollicité de toutes parts, il renâcle, mais il s’exécute jusqu’à la dernière année de sa vie. »

Pour la collection, « Ecrivains de toujours », le sémiologue, joueur, décide d’écrire sur le mode du pastiche son propre volume, Roland Barthes par Roland Barthes, qu’Antoine Compagnon qualifie de pervers, en défendant ce terme prononcé dans un colloque contre Julia Kristeva qui le jugeait trop clinique : selon Lacan, précise l’essayiste, « le pervers provoque et défie la Loi. »

Barthes lui-même, qui « admire le libertin sadien qui n’honore pas les contrats » fit ainsi l’éloge ambigu du contrat, décrivant la perversion comme « la recherche d’un plaisir qui n’est pas rentabilisé par une finalité sociale ou de l’espèce. »

Détourner le contrat sera pour l’auteur du Degré zéro de l’écriture, qui écrivit peu, ou pas, sur sa relation pourtant compliquée aux éditeurs (Robert Carlier, Claude Grégory, Raymond Queneau, Maurice Nadeau, François Wahl, Denis Roche, Philippe Sollers), gage de liberté.

« Ecrivant, conclut brillamment Antoine Compagnon, évoquant un article de Maurice Nadeau paru dans La Quinzaine littéraire à propos de Roland Barthes par Roland Barthes, « Barthes puissance trois », on n’échappe pas au forfait. Toute écriture est une forfaiture. L’assumer est la seule façon d’échapper à la bêtise. La vie littéraire est un forfait en tous les sens du terme (un prix fixe, une démission et une imposture), un forfait à la puissance trois. Roland Barthes l’a toujours su. »

Antoine Compagnon, Déshonorer le contrat : Barthes et la commande, Editions Gallimard, 2025, 162 pages

https://www.gallimard.fr/catalogue/deshonorer-le-contrat/9782073085412

https://www.leslibraires.fr/livre/23695572-deshonorer-le-contrat-roland-barthes-et-la-commande-antoine-compagnon-gallimard?affiliate=intervalle

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