
Rabbin à la Torah sur les toits de Vitebsk, 1979, Marc Chagall
« La Vistule au dégel éclairée par les flammes du ghetto : / ça ne pouvait suffire au vingtième siècle. / L’eau en Europe coûte à nouveau son équivalent de sang. »
Il y a des poèmes déchirants dans le recueil Récolte à la lumière du jour.
Des poèmes écrits sans rage mais avec révolte, au nom de la dignité humaine, contre les massacres des Innocents, qu’ils périssent en mer Méditerranée ou sous les bombes de quelque guerre contemporaine (en ex-Yougoslavie, en Ukraine).
« A ceux qui ambitionnent d’entrer dans l’histoire / je conseille d’essayer avec la géographie. »
En préambule de ce livre comprenant aussi l’ensemble Œuvre sur l’eau, l’auteur originaire de Naples se souvient des naufragés de Lampedusa, et de ses frères de combat – du temps du mouvement politique révolutionnaire Lotta Continua auquel il appartenait – incarcérés à la prison de Regina Cœli.
Des poèmes, s’interrogent le prosateur aux livres dont les récits sont chaque fois des merveilles de précision lexicale et de pudeur ? Non, « des lignes interrompues, fragmentées ».
Ou : « Pour celui qui écrit des histoires au sec de la prose, l’aventure des vers est une pleine mer. Je ne suis pas arrivé jusqu’aux vers. Ici, ce sont des phrases qui vont trop souvent à la ligne. »
Il y a une poétique du verset chez cet auteur athée traduisant chaque matin quelques phrases écrites en hébreu, comme ça, pour l’hygiène mentale, pour le don des langues à travers les siècles, pour la littérature géniale de la Bible.
Elohim souffle, des visages ont peur, des embarcations vont couler, des enfants vont naître en mourant dans le ventre de l’océan ivre de sa puissance.
« Dans les canaux d’Otrante et de Sicile / des migrateurs sans ailes, paysans d’Afrique et d’Orient / sombrent dans le creux des vagues. / Un voyage sur dix reste pris dans le fond, / le paquet de graines se répand dans le sillon / ouvert par l’ancre et non par le soc. / La terre ferme Italie est une terre fermée. / Nous les laissons se noyer pour nier. » (lire aussi page 77 le poème Noël : « Nous pouvons seulement lui donner les mois des entrailles, disent les mères. / Nous pouvons l’attendre, l’embrasser non. / Naître n’est qu’un souffle d’air vicié. Il n’y a pas de monde pour lui. »)
Faut-il des sacrifices pour apaiser les dieux offensés ? ou pour satisfaire les populistes opposant les peuples et les âmes ?
Prière d’un soldat la nuit est un poème bouleversant, il faudrait le transmettre aux enfants, dans les écoles, partout où le sens et la sensibilité circulent encore.
« Qui a construit une maison neuve et ne l’a pas habitée / qui a planté une vigne et n’en a rien récolté / qui a une fille promise et ne l’a pas prise / qu’il aille vers l’épouse, le raisin, le foyer / et jouisse de leur possession pendant une année / avant de s’unir aux autres dans la guerre. / Enfin qui a peur, qui est tendre de cœur / qu’il reste chez lui en n’affaiblisse pas le courage / de ses frères en guerre. / J’ai lu ces règles dans les livres sacrés / et j’ai eu le désir d’appartenir à un peuple ancien / généreux avec la jeunesse. / Car j’ai laissé ma récolte en fleurs / ma maison sans toit / et ma fiancée au train. / Je suis une sentinelle de la nuit / sur la crête d’un sommet / dans une guerre sans sommeil. / Les mitrailles criblent la glace à la lumière de la lune / j’attends d’être secoué par le tremblement du gel / pour trembler sans vergogne. / J’ai peur du ciel, qu’il ne fasse pas jour / j’ai peur du sol, qu’il m’avale vivant / j’ai peur su souffle qui monte blanc dans la nuit / et fait de moi une cible, / j’ai peur seigneur : pourquoi cela à moi ? / Pourquoi n’ai-je pas le droit de vivre / et dois-je au contraire demander à genoux ? / Demain ne me suffit pas, moi je veux la durée / m’habituer aux années, aller aux noces de mes fils / et dans cette nuit de blasphème sur leurs tombes aussi. / Je veux avoir sommeil près de ma fiancée / quand elle aura les cheveux blancs. / Pourquoi dois-je te demander à genoux / de vivre, de profiter jusqu’à la lie / de ma vie qui me remplit ? / Qui de nous aura droit à cela / ne sera pas le plus juste, ni le meilleur, / ce pourrait être moi aussi, seigneur, tes étoiles / éteins-les avec les nuages / que je reste invisible à la mire / et au hasard des éclats, mais même si tu ne peux / me protéger ou que tu ne veux pas / ne laisse pas mon corps sur les cailloux / et mes yeux ne les donne pas aux corbeaux. / Ne me demande pas compte de mes colères / contre toi, je ne sais pas prier dans les pleurs. / Quand il gèle les larmes ne sortent pas, / je pleurerai au printemps. »
Ici, Erri De Luca tient le bras de Mahmoud Darwich ramassant une poignée de terre lancée au-delà des murs.
Le poète, pensait un philosophe allemand, est berger de l’être.
Il veille.
Il protège l’absence, et même l’aimée enfuie.
« J’ai escaladé la roche, gâché la chaux, / le soir mes mains sont enflées, vides. / Je retourne mes paumes, elles me demandent : où est-elle ? / Où l’as-tu mise, où l’as-tu cachée ? Elles te réclament. / Alors je les enferme dans mes poings. / Quand elles font ça je ne les supporte pas. »
Y aurait-il du Chagall chez l’alpiniste italien, grimpeur des Dolomites ayant été maçon ?
« Chagall a peint des vaches en vol. / A Paris il habitait près de l’abattoir, / Il les entendait mugir. / Il voulut les libérer sur la toile, un pâturage sûr. / Parfois l’artiste paie la rançon de la vie perdue. »
Et ces paroles d’or : « Un livre peut cacher une lime pour scier les barreaux du lecteur. / Les gardiens de prison le savent et ne laissent passer que ceux / à la couverture souple, malléable. / Et pourtant une lime peut y être quand même, / cachée au milieu des verbes conjugués au futur. »
A sa mère : « J’ai promis de brûler ton corps / de ne pas le donner à la terre. Je te donnerai au feu / frère du volcan qui orientait notre sommeil. // Je te répandrai dans l’air après l’averse / à l’heure de l’arc-en-ciel / qui te faisait ouvrir grands les yeux. »
Il faut saluer une nouvelle fois le travail de traduction remarquable de Danièle Valin, jumelle stellaire de l’auteur du recueil si beau Le contraire de un (2004 en français).
On trouve page 159 un poème sur le martyre des noyés, il est d’un très grand écrivain, ici pasolinien.
« Prenez et mangez-en tous. / Ceux-ci sont les corps qui ont plané / les bras ouverts sur les fonds marins. / Sur terre ils ont été crucifiés, / ils sont désormais à la mer et à vous poissons. / Prenez et mangez-en tous, / qu’il ne reste rien, / pas une des cordes vocales / qui ont crié au vent. / Faites ceci en mémoire de nous / qui resteront sur le rivage. / Laissez-vous attraper par les filets / pour être vendus sur l’étal du marché, / où les survivants furent vendus. / Vous serez sur nos tables dressées. / De vous rassasiés d’eux, nous mangerons tout. / Gardez une épine pour nos gorges, / retirez-la de la couronne des perdus. »

Erri De Luca, Récolte à la lumière du jour, précédé de Œuvre sur l’eau, édition bilingue, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, 2025, 178 pages

Incontournable De Luca, son authentique révolté. Merci pour ce post.
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