Lumières d’Azov, par Patrick Wack, photographe

©Patrick Wack

« Chez ces Russes, j’ai retrouvé ce qui m’a tantôt attendri, et tantôt exaspéré, chez les Chinois parmi lesquels j’ai vécu onze ans durant : une bonhomie chaleureuse, déconcertante, couplée à un désintérêt inquiétant pour la vérité. » (Patrick Wack)

On ne dit pas assez la beauté et la puissance des livres publiés par André Frère Editions.

Contenu, maquette, conscience des détails dans la fabrication, tout est soigné, et, sur le plan, formel, inventif, ambitieux, fait pour durer.

©Patrick Wack

Azov Horizons, de Patrick Wack, s’impose de nouveau comme un titre remarquable, chaque image, par ses couleurs et le choix des lumières, donnant la sensation d’une transfiguration.

On pense généralement à la mer d’Azov en l’associant à la guerre actuelle entre la Russie et l’Ukraine, on la noircit, on l’endeuille.

La fréquentant depuis 2019, Patrick Wack veut d’abord la montrer comme un espace ouvert, lumineux, propice à la rêverie, sans oublier que l’Histoire y exerce une terrible pression, la Russie ayant de facto annexé à son territoire cette mer intérieure.

©Patrick Wack

« Lors de notre première rencontre, écrit en préface le photographe, la mer d’Azov avait infusé en moi l’élan romantique dont j’ai besoin pour engager un travail à long terme. Ce sont des dégradés d’horizons, qui entrent en dissonance avec notre imaginaire visuel de ces régions, que je me promettais de photographier, année après année, comme un fil formel qui guiderait mes pas. »

Azov Horizons montre un lieu ambigu, aussi doux que marqué par la haine contemporaine déchirant les corps et les cœurs.

Marioupol, écrasée sous les bombes, est devenue une ville russe, contrechamp absolu à la paix pouvant émaner de la mer qui la borde.

Deux enfants photographiés en 2019 regardent le regardeur dans une cafétaria nautique : quel sera leur avenir ? Quel est aujourd’hui leur présent ? Que pensent-ils de tout ça ?

©Patrick Wack

Pédalo, jet ski, planche à voile.

Une femme est étendue, peau nue, sensuelle, sur le lit d’une chambre d’hôtel alors que le soleil se couche, ou se lève.

Patrick Wack possède l’art de la composition, ses photographies au format carré sont lisibles, frappantes par leur clarté, sans manquer la complexité des situations.

Visages, paysages, familles.

Impression d’Arcadie, de grand calme, d’harmonie générale.

Mais la Russie, prédatrice, rêvant à la reconstruction de son empire déchu, guette : la mer est à elle, et les pastèques de Crimée, et la boue.

©Patrick Wack

Un obus vient de détruire partiellement la cathédrale de la Transfiguration à Odessa.

Le peuple visite, joue, s’occupe, entraîné dans un conflit fratricide, revanchard, sale.

Il y a beaucoup d’enfants dans Azov Horizons, parce qu’il faut les protéger, qu’il faut répondre à leur besoin de compréhension, qu’ils seront bientôt de la chair à canon.

Que peuvent dire les aînés ?

©Patrick Wack

On pourrait oublier la guerre, mais les signes ne trompent pas : funérailles d’un officier, abandon de bâtiments, bris, jambes coupées, barbelés, tranchées, impacts de balles.

Au-delà des marques des atrocités belliqueuses, Patrick Wack, fait le pari d’une paix intérieure dont ses photographies se font le reflet.

L’horizon brûle, les méduses prolifèrent, on mourra peut-être tout à l’heure, et pourtant.

Des tourbillons de poussière traversent la plaine, l’Ukraine se désespère, et pourtant.

©Patrick Wack

Dédié au regretté Matthieu Chazal, Azov Horizons est un livre aussi somptueux que désolant, mais d’où émane malgré tout la croyance en une forme de paix supérieure.

En postface, l’anthropologue Anastasia Piliavsky ne se fait toutefois pas d’illusion : « Plus les mondes balnéaires que Patrick Wack caresse avec son appareil photo sont splendides, plus leur message est glaçant. Nous sommes tous entrés dans cette guerre comme des somnambules, l’Ukraine comme le reste de l’Europe, et tous ceux qui vous disent aujourd’hui qu’ils l’ont vue venir mentent. Même quand des milliers de soldats russes se rassemblèrent à la frontière ukrainienne, nous avons refusé d’y croire. Nous avons continué à vivre, sommes partis en vacances au bord de la mer, avons organisé des dîners, sommes sortis boire des cocktails entre amis. »

©Patrick Wack

Voici une autre lecture possible de ce livre paisible croyant en l’éveil : la force du somnambulisme.

On peut lire ceci dans le roman Les Somnambules d’Hermann Broch, publié en 1930 : « Cette époque, cette vie, qui se désagrègent, possèdent-elles encore une réalité ? Ma passivité augmente de jour en jour, non pas que je m’use au contact d’une réalité qui serait plus forte que moi, mais parce que partout je me heurte à l’irréel. J’ai absolument conscience que c’est seulement dans l’action que je dois rechercher le sens et l’éthique de ma vie, mais je devine que ce temps n’a plus de temps à consacrer à la seule activité véritable, à l’activité contemplative du philosophe. J’essaye de philosopher, mais où trouver la dignité de la connaissance ? Ne s’est-elle pas depuis longtemps éteinte, face à face avec l’évidence de la désagrégation de son objet ? La philosophie elle-même ne s’est-elle pas dégradée elle-même en vaines paroles ? Ce monde sans essence, monde sans stabilité, monde qui ne peut plus trouver ni conserver son équilibre que dans une vitesse accrue, a fait de son allure forcenée une pseudo-activité pour l’homme, afin de projeter celui-ci dans le néant ; — oh ! existe-t-il plus profonde résignation que celle d’une époque qui n’est plus capable de philosopher ? La méditation philosophique elle-même s’est transformée en un jeu esthétique, un jeu qui n’existe plus, elle s’est fourvoyée dans la rotation stérile des engrenages du mal, c’est une occupation pour bourgeois qui trompent l’ennui de leurs soirées : rien ne nous reste plus que le nombre, rien ne nous reste plus que la loi ! »

Contre la guerre, Patrick Wack rappelle, par l’art, la nécessité de la méditation salutaire.

Patrick Wack, Azov Horizons, textes Patrick Wack et Anastasia Piliavsky, concept et design Fernanda Fajardo & Joao Linneu, André Frère Editions, 2025

https://www.patrick-wack.com/