
Le quartier historique de Tarlabasi est l’objet depuis 2011 d’un vaste projet de rénovation urbaine, Tarlabasi 360. Très controversé, le projet connaît de nombreux procès. En juin 2015, l’arrêt du chantier a encore une fois été ordonné par le tribunal à cause d’expropriations non conformes à la loi, mais les travaux ont continué. Ces carcasses, dont certaines façades devraient être préservées, se trouvent au croisement de Eski Cesme Sokak et Sakiz Agaci Caddesi. Juillet 2015 ©Francesca Dal Chele
Se présentant sous emboitage cartonné de format carré, le très élégant et puissant D’où vient ce bruit à l’horizon ? est le troisième volet d’une œuvre consacrée aux conséquences de l’idéologie néolibérale sur les tissus urbains, l’environnement et le creusement des inégalités sociales.
Cet opus de Francesca Dal Chele se concentre sur le projet dit de régénération urbaine du quartier stambouliote de Tarlabasi, composé notamment de bâtiments des années 1920-30, cette entreprise de renouvellement urbain entamée en 2012 entraînant une gentrification massive, pour la plus grande joie des vendeurs d’appartements et de garages, souvent des investisseurs internationaux.
« Tarlabasi, quartier volontairement laissé en déshérence par la Municipalité depuis les années 1980, explique l’auteure, concentre tous les problèmes engendrés par la pauvreté – vols, drogue, prostitution, économie grise. Mais situé au cœur d’Istanbul à deux pas de la place Taksim, ce territoire historique est convoité par les pouvrois publics alliés aux promoteurs-constructeurs immobiliers flairant de gros profits. »

©Francesca Dal Chele
Aucun logement social n’est prévu, les pauvres doivent fuir, la globalisation financière ne les tolère pas.
En sept leporellos allant à la rencontre de ces indésirables, Francesca Dal Chele les rétablit en humanité.
Les images, accompagnées de propros recueillis auprès des habitants, sont nimbées d’un halo noir, comme pour signifier la prochaine disparition de ce qu’elles montrent.
Chaînes, esclavage social, insalubrité.
Pipes à drogue à même le sol, crasse, déchéance.

©Francesca Dal Chele
Seref témoigne : « Je dis tout à ma mère. C’est la seule qui ne m’a jamais frappé. »
Casiers judiciaires, ennuis sans fin, trous dans la peau.
Ozge, amie trans : « Mon rêve est d’aller en Suède. A Paris ou Amsterdam les prostituées ont des droits. Ici, non. Peut-être qu’un jour je me pendrai ou qu’un client me tranchera la gorge. »
Peau scarifiée, mains abandonnées, visages sombres.
Les misérables peuplent Tarlabasi, que rencontre la photographe, les situant dans un environnement de chantiers en attente et d’édifices en construction.

©Francesca Dal Chele
Engim : « Tout le monde est content pour la rénovation urbaine. Ceux qui te disent le contraire te mentent. Le projet va nettoyer le quartier. Ceux qui restent sont la lie. »
On repousse, on évacue, on élimine.
Peut-on changer la destinée ?
On préserve de belles façades, on chasse les vulnérables.
Ahmet Ümit : « C’était l’une des rues au cœur d’Istanbul, dans un quartier autrefois parmi les plus coquets. Mais voici quelques décennies, des provocateurs ont monté la tête à certains, et ces barbares ont mis à sac des commerces et dévalisé des maisons de nos voisins grecs, arméniens et juifs. Cet épouvantable naufrage, ce ghetto au centre d’Istanbul, était le prix à payer pour la revanche du gouvernement et l’hystérie de masse. »
Economie informelle, ateliers clandestins, survie.

©Francesca Dal Chele
Quelques couleurs perforent la nuit interminable, il y a des enfants, et beaucoup de glaneurs de déchets.
Passage d’un caïd dans une voiture de luxe.
Pourquoi photographier, et passer tout ce temps sur place avant de se faire accepter par une population pouvant être très méfiante ?

©Francesca Dal Chele
Pourquoi cet effort de création ?
Parce que l’art, mêlant ici reportage au long cours et voix personnelle – les pages d’un journal de travail sont notamment reproduites dans un livret à part -, peut éveiller les consciences, et qu’il faut, sans cesse, se battre pour rappeler la dignité de chaque vie.
D’où vient ce bruit à l’horizon ? pourrait être une prophétie zolienne de révolution sociale, mais c’est d’abord, peut-être, celui des engins de destruction/rénovation avançant inéluctablement contre le peuple.

Francesca Dal Chele, D’où vient ce bruit à l’horizon ? (2014-2023), textes Francesca Dal Chele, François Pérouse et Sophie Bernard, photogravure Guillaume Fleureau, autoédition, 2025 – 300 exemplaires

https://frances-dal-chele.com/

Rencontre entre l’auteure et Dominique Merigard le 30 septembre à la librairie L’Utopie, 307 rue du Fbg Saint Antoine, Paris 11ème

©Francesca Dal Chele
https://www.librairielutopie.com/

©Francesca Dal Chele