
Dessin mescalinien, Henri Michaux
« Je suis la zébrure. » (Henri Michaux)
Poète mais aussi médecin, médecin mais aussi poète, Henri Michaux (1899-1984) se livra à partir de 1955 à des expérimentations de drogues.
On inventait alors les médicaments psychotropes, on ne savait au fond pas grand-chose des effets des drogues, entre libération de capacités internes inexplorées et contrôle chimique du comportement.
En collaboration avec l’hôpital Sainte-Anne (auprès de Jean Delay assisté par Pierre Deniker), le Muséum d’histoire naturelle de Paris ou encore les laboratoires pharmaceutiques bâlois Sandoz, l’auteur de L’infini turbulent, alors veuf, participa activement, par la production de textes, de dessins et de peintures, à la révolution psychopharmacologique – à partir de l’hypothèse d’une reproductibilité de la folie par les drogues.
Le poète écrit dans ce livre de 1957 : « On est entré dans une zone de chocs. Phénomène des foules, mais infimes, infiniment houleuses. / Les yeux fermés, on a des visions intérieures. /
Des milliers et des milliers de points microscopiques fulgurants, d’éblouissants diamants, des éclairs pour microbes. / Des palais aux tourelles innombrables, qui filent en l’air sous une pression inconnue. Des arabesques, des festons. De la foire. De l’extrémisme dans la lumière qui, éclatante, vous vrille les nerfs, de l’extrémisme dans des couleurs qui vous mordent, vous assaillent, et brutales, blessantes, leurs associations. / Du tremblement dans les images. Du va-et-vient. / Une optique grisante. »
L’écrivaine Muriel Pic a ouvert les archives inédites des expérimentations sous drogue de Michaux, considérées d’abord par les psychiatres comme des documents scientifiques.
Dans un ouvrage très précis, très informé, Leçons de possession, la chercheuse et docteure à l’EHESS a analysé le parcours fascinant du poète dans les territoires de la folie volontaire.
Des possessions qui sont aussi des exorcismes.
Exprimer la sensation d’être mot, la sensation d’être ligne, la sensation d’être verre d’eau, épluchures de fruits, la sensation d’être blancheur, d’être page, ombre de la page, la sensation d’être de multiples sensations.
« Notes d’auto-observations, citations, listes de médicaments et d’articles de psychiatrie, micro-récits de la sensation, fragments d’essais sur le style, observations sur les pathologies de la perception, incantations et aphorismes, les archives, écrit-elle, s’offrent comme des documents et des poèmes qui, par science et par transe, plongent dans le trouble pour mieux l’observer, le comprendre, nous le donner à sentir pour en sortir. »
Henri Michaux mène des recherches sur les hallucinogènes en expérimentant diverses substances, essentiellement du haschich (une trentaine de séances), de la mescaline – première prise en janvier 1955 en compagnie de son éditeur Jean Paulhan et de la poétesse suisse Edith Boissonnas -, des champignons (deux séances), du LSD (deux séances).
En introduction, Muriel Pic cite le très oublié thaumaturge lyonnais Philippe de Lyon, c’est un premier miracle : « Les orgueilleux, disait-il, le ciel les ignore. »
Avec Michaux, la folie parle et trace des traits.
A partir de ses propres notes prises sur le vif, et souvent bien peu lisibles, même pour lui, le poète écrit Misérable miracle (1956), Paix dans les brisements (1959), Connaissances par les gouffres (1961), Les Grandes Epreuves de l’esprit et les innombrables petites (1966), Moments (1973), Par surprise (1983), Le Jardin exalté (1983), recueils qu’accompagnent de nombreuses œuvres graphiques dites mescaliniennes, et un film réalisé par Eric Duvivier – produit par Sandoz en 1963 – Images du monde visionnaire (Michaux déplore son manque de rythme).
Retraçant avec Michel Foucault l’histoire des drogues dans les asiles, et rappelant les recherches médicales sur les hallucinogènes au XXème siècle – menant à la production de neuroleptiques et antidépresseurs -, Muriel Pic relit notamment les travaux de l’important aliéniste Jacques-Joseph Moreau de Tours, qui expérimenta sur lui-même le haschich dans une perspective clinique.
Mais que recherche l’explorateur Michaux ? Que veut un poète ?
Des images nouvelles, des sensations différentes, un dépassement des limites de la conscience, d’autres façons de placer les mots sur la page, d’autres compositions, d’autres partitions verbales et graphiques.
Des visions.
Indéniablement, les drogues ont chacune un style, qu’il s’agit de dévoiler, décrypter, révéler, partager.
Allant jusqu’aux marges de la dépression induite par celles-ci, Michaux s’inscrit moins dans la révolution psychédélique de la fin des années 1960 (Aldous Huxley, Timothy Leary), que dans une démarche réellement poético-scientifique à valeur documentaire.
On se rappelle l’exergue de Connaissance par les gouffres : « Les drogues nous ennuient avec leur paradis. Qu’elles nous donnent plutôt un peu de savoir. Nous ne sommes pas un siècle à paradis. »
Michaux, à l’écoute fine de son corps, se veut témoin, survivant racontant, découvreur de nouveaux alphabets.
« Au fil de ses expérimentations par drogues, analyse Muriel Pic, Michaux découvre « une intelligence poétique », qui devine à partir d’une perte de repères, d’une intuition, d’un éblouissement. »
Dans son essai brillant sur le savoir par illumination, l’écrivaine pense avec le poète la folie comme sédition envers les autorités familiales, sociales et institutionnelles, dérèglement mais aussi sagesse supérieure.
On peut lire dans Paix dans les brisements :
« l’espace a toussé sur moi
et voilà que je ne suis plus
les cieux roulent des yeux
des yeux qui ne disent rien
et ne savent pas grand-chose
de mille écrasements écrasé
allongé à l’infini
témoin d’infini
infini tout de même
mis à l’infini
patrie qui se propose
qui n’emploie pas mes deux mains
mais me broie mille mains
que je reconnais et pourtant me connaissais
qui m’embrasse et par brassage
à moi me soustrait, m’ouvre et m’assimile
à l’essaim je retourne
des milliers d’ailes d’hirondelles tremblent sur ma vie
prisme
dans le prisme je me pose, j’ai séjour
temps de la solennité
je reçois les ondes qui donnent indifférence
impure et précaire la petite vie s’éloigne de la Vie
poussée des fantômes contre moi
sillon
la forme fendue d’un être immense
m’accompagne et m’est sœur
j’écoute les milliers de feuilles
l’impression suraiguë du malaise de moi
accompagne l’impression suraiguë de l’aise de moi
de l’aise vertigineuse
de l’aise à son extrême
un désir d’union
oh ce désir d’union
fluide, fertile
double du double
double de tout redoublement
pétales ouverts
pétales sans fin, parfumés du parfum de l’indicible
la fleur du perpétuel
fontaines
le pouls de la fenêtre s’éveille
le pouls lumineux du point du jour
éblouissant
éblouissant »
N’est-ce pas merveille ?

Muriel Pic, Leçons de possession, Les archives de la drogue d’Henri Michaux, collection Patte d’oie dirigée par Véronique Yersin, Editions Macula, 2025, 240 pages

Henri Michaux, Images du monde visionnaire, Eric Duvivier
https://www.editionsmacula.com/livre/lecons-de-possession/
