
Bruno Ganz et Otto Sander, Les Ailes du désir, Wim Wenders, 1987
« A dire vrai, vieil ami : nous sommes deux fous singuliers, chacun à sa façon. Toi qui attends l’afflux d’un peuple encore jamais rêvé, et moi qui dans le rêve éveillé de ses ancêtres, pour ne pas dire aïeuls – veut dire : dans le rêve éveillé d’aujourd’hui -, garde l’œil sur le seuil aïeul que j’ai rencontré dans ma vie, mon grand-père. » (Peter Handke)
C’est un texte, dense et elliptique, qui est à la fois un récit, du théâtre et, par la qualité de la langue, de la poésie.
Relevant du dialogue socratique avec soi-même, Tête-à-tête, de Peter Handke, met en scène deux voix interrogeant un auteur vagabond se souvenant d’une image fondatrice de son enfance et de son grand-père autrichien.
L’écolier est au théâtre, face au décor d’une maison, attendant que quelqu’un en sorte.
Cette attente est celle d’une vie, de la logique d’un exilé intérieur espérant que quelque chose s’ouvre, plus Victor Hugo (l’éternité), précise-t-il, que Rilke (l’éphémère).
La littérature attend cet événement, parfois, rarement, le crée.
Dédié aux acteurs Otto Sander et Bruno Ganz, Tête-à-tête se situe aux marges de la folie, ou du mutisme.
L’écriture de Peter Handke est une traversée sans fin de surfaces de verre – de fictions transparentes et opaques -, derrière lesquelles se jouent des spectacles peuplés d’ombres.
« La maison silencieuse autrefois, là-derrière sur la scène du théâtre pour enfants, je l’ai revue et revue au cours des années, quoique jamais dans un théâtre, ni local ni national, sans parler d’un théâtre de la ville. »
C’est une maison au bord d’une route, ou d’un cimetière.
En Carinthie, ou en Haïti, avec des morts-vivants.
On songe quelquefois en lisant Tête-à-tête aux récits sobres et précis d’Erri De Luca, d’Antonio Moresco, ou de Stefan Hertmans.
Lors de son dernier été, le grand-père joueur quitta sa maison, la fuyant, courant encore, innocent dans un monde coupable (Troisième Reich).
Continuer à écrire en allemand, contre les aboyeurs : « Traîtres de la langue là-bas, la langue de la filiation et de l’enfance qui joue en profondeur, tout en bas, tout en haut, là-bas – tout là-bas ! Et comme vous avez étranglé, étouffé, souillé, assassiné cette langue, la seule vraie, la seule qui vaille au monde, avec la langue de faussaires d’un faux empire, une non-langue comme jamais auparavant dans l’histoire des hommes – bestialité, totale, en fait de langue. »
Ne pas se laisser prendre au piège de la tragédie, aller vers l’enfance, vers un aïeul insolent, et même un peu cruel avec les animaux.
« Toujours, confie le narrateur, j’ai éprouvé le besoin d’offrir quelque chose au grand-père, qui pour un temps de ma vie fut mon bienfaiteur. »
Ce cadeau est un livre pudique et très beau, un rêve de théâtre, un don de repos.
Un embarquement à deux dans les Sporades, où se trouve pour le prix Nobel de littérature 2019 une cabane de refuge.

Peter Handke, Tête-à-tête, traduit de l’allemand par Julien Lapeyre de Cabanes, Gallimard, 2025, 64 pages

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