Cesser de représenter, commencer par montrer, par Michel Poivert, historien de la photographie (4)

©Sandrine Elberg

A l’occasion de la septième édition de la Résidence 1+2, manifestation dédiée aux rencontres entre la photographie et les sciences ayant lieu sur le territoire toulousain et plus largement en Occitanie, j’ai souhaité interroger quelques-uns des témoins et acteurs majeurs de cette année.

A observer l’enthousiasme de tous, il paraît indubitable que cette nouvelle édition marque une étape importante dans la reconnaissance publique et institutionnelle d’un événement où la mise en commun des intelligences et des sensibilités transdisciplinaires, dans un esprit de générosité et de curiosité mutuelles, est remarquable.

Il y aura donc pendant cinq jours le dit de son directeur, Philippe Guionie, puis ceux de deux des artistes invités, Alice Pallot et Jean Larive, enfin les propos de de Michel Poivert, historien de la photographie, et de Fannie Escoulen, cheffe du département de la photographie du ministère de la Culture.

©Pablo Gubitsch

Vous êtes le parrain de l’édition 2022 de la Résidence 1+2. Comment avez-vous conçu votre rôle ?

C’est une façon d’accompagner avec distance et bienveillance une « promo » d’artistes qui ont déjà une feuille de route bien remplie. Lorsque nous nous sommes retrouvés en séminaire dans un chalet en Ariège, leurs travaux étaient en cours, et c’était tout l’intérêt de nos échanges sur la base d’intuitions et de premières avancées. Le résultat que montre l’exposition [à la chapelle des Cordeliers] est très concluant, et c’est toujours intéressant de voir comment des démarches et des processus ont abouti.

Par le biais du travail (en cours) de Guillaume Herbaut sur le fonds photographique Trutat (1840-1910) composé de près de 14 000 plaques de verre, l’œuvre considérable de cet homme croyant au pouvoir de l’art, comme beauté, document et savoir, émerge de nouveau. Pourriez-vous présenter cette importante figure de l’histoire de la photographie ayant été par ailleurs directeur du Muséum d’Histoire naturelle de Toulouse ?

C’est un « profil » comme on n’en fait plus : un mélange de sciences et d’aventure, une formation médicale avec une passion pour la photographie et les Pyrénées, avec cet esprit que produisaient les sociétés savantes, une forme d’encyclopédisme militant tournée vers l’éducation plus que l’érudition pure.

Eugène Trutat n’est-il pas l’incarnation de quelques-unes des valeurs cardinales de la Troisième République, éducation, érudition, transmission ?

Je le crois, et ces personnages étaient alors nombreux à construire les sociétés photographiques en France, moins des « clubs » que des sortes de « sociétés d’excursion » où l’on partageait ses photos et alimentait les savoirs sur le mode « collaboratif » dirait-on aujourd’hui.

Eugène Trutat a participé à la démocratisation de la photographie, se rendant parfois dans les écoles pour présenter ce nouvel outil de connaissance. Vous êtes vous-même professeur d’histoire de la photographie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Comment considérez-vous votre place et votre rôle d’enseignant dans le vaste édifice républicain ?

J’enseigne dans une université de très grande taille, avec un mélange plus important qu’on le croit sur le plan social. Le rapport à la connaissance a beaucoup changé, l’enseignant-chercheur ne doit pas seulement délivrer des contenus de savoir, mais s’impliquer dans la société à travers le monde associatif notamment. Je l’ai toujours fait et cela me permet de conjuguer dans les cours et les séminaires le résultat de travaux de recherche, mais aussi d’expériences de terrain (de la visite d’atelier d’artiste à celles d’archives, en passant par la construction d’un livre ou d’une exposition). C’est ainsi, je l’espère, que l’on garde l’enthousiasme de transmettre et de donner aux étudiants le sentiment que ce qu’ils apprennent est un carburant pour nourrir leurs rêves. On a beaucoup trop noirci le tableau de leur avenir en focalisant l’enseignement sur la professionnalisation, car les étudiants s’angoissent avant même d’avoir construit leur projet.

©Marine Poncet

Vous venez de publier chez Textuel l’ouvrage Contre-culture dans la photographie contemporaine. N’est-ce pas une sorte d’addenda à votre livre paru en 2018 chez Flammarion, La photographie contemporaine, explorant des pratiques différentes et territoires nouveaux, entre retour à la matérialisation, préoccupations écosophiques, plongée dans les archives et volonté de considérer la photographie comme espace propre, chimico-sensible, avant tout autre considération, par exemple de nature indicielle ?

En effet, le point de départ est le dernier chapitre de l’édition 2018 de La Photographie contemporaine, où je n’avais fait qu’esquisser l’analyse de ce qui me semblait devoir être plus largement commenté. Disons que le caractère massif de pratiques hétérodoxes, jusqu’alors considérées comme marginales, peut-être parce que désignées comme « alternatives », m’ont semblé avoir pris, à bas bruit et durant une génération, une place centrale dans la photographie contemporaine. Surtout en raison du fait que ces pratiques mettent au cœur de leur démarche le photographique lui-même (ses principes, ses matériaux, ses dispositions), alors que le tournant numérique avait éloigné l’idée même de photographie de ces principes pour les déplacer du côté d’une gestions des « datas ».

©Jean Larive

On a pu parfois croire à l’obsolescence de la photographie, ou à sa dilution dans le vaste flux des images. Votre livre ne montre-t-il pas au contraire avec force sa résilience et sa capacité à déjouer les pièges, voire la bombe à retardement, de l’engloutissement dans le numérique, et l’amnésique ? 

Une certaine idée de la photographie, et un certain imaginaire de la photographie du 20e siècle se sont en effet évanouis avec la culture numérique. Ce qui m’a frappé c’est qu’un nouvel imaginaire s’est reconstitué peu à peu dans le sillage de cette obsolescence. Non dans les usages généraux de la photographie ou tout du moins dans ce que l’on appelle encore la photographie (la production des images), mais dans les recherches artistiques qui n’ont eu de cesser de contrarier l’idée de progrès, soit en reconnectant le photographique à la nature (les procédés anthotypiques), soit en explorant le répertoire des procédés anténumériques, soit en intégrant les technologies les plus avancées pour construire des récits utopiques et non servir un ordre marchand de l’image, et en tous les cas en dépassant radicalement tout ce que l’on avait l’habitude d’appeler photographie en tant que simple image. Et de fait, ces pratiques artistiques sont contre-culturelles au sens où elles dessinent un horizon opposé au flux continu des images, et ont pour beaucoup anticipé notre besoin d’apprendre à vivre sur une planète malade et d’en fournir un imaginaire acceptable, avec des formes de beauté renouvelées.

©Sandrine Elberg

Pourriez-vous redéployer ici la distinction très féconde que vous faites entre photographie et image ?

Elle est assez simple en réalité, même si l’on baigne aujourd’hui dans une véritable frénésie théorique autour de cette notion d’images. Ce que j’entends montrer est que la photographie a été, du fait de sa condition moderne de technique, réduite à sa valeur d’usage : produire des images. Un peu comme si on réduisait la gravure (comme on l’a fait longtemps), ou la peinture (idem) ou bien encore le cinéma, à n’être que des « support » d’images, rendant invisible ses modes de production, sa matérialité, son histoire. Je pense que la photographie depuis ses origines, et à l’exception de travaux expérimentaux, s’est peu libérée de sa définition fonctionnaliste. Son inscription dans l’art contemporain a fait sauter un verrou dès les années 1970, où sa dimension théorique, et ce que l’on a convenu d’appeler « le photographique », en a fait un puissant ressort esthétique au-delà de sa fonction-image. C’est ce qui a permis de faire sortir les pratiques expérimentales, puis ce que l’on a appelé « photo based work » ou photo plasticienne en France. Mais une nouvelle étape a été franchie depuis les années 2000, et qui à mon sens déborde le champ de l’art contemporain pour rejoindre un fait anthropologique : dans une époque où le numérique a intensifié de façon inédite la présence des images, le photographique est un espace qui refonde l’idée de photographie autour de tout ce qui en avait été exclu. Soit les matériaux, les savoir-faire, les modes de sociabilité, les substances, les mythes qu’elle a véhiculés, les lieux et notions emblématiques (le laboratoire, la photosensibilité, le temps de la latence…), et que tout ce qui est propre à la photographie devient en soi le laboratoire d’une contre-culture proposant de faire autrement et autre chose que des images. On pourrait n’y voir que des postures expérimentales, et parfois rétro techniques, alors qu’il s’agit de donner à comprendre une autre façon d’envisager le temps, la matière, la consommation… Ces travaux photographiques d’une grande diversité forment un moment inédit dans l’histoire de la photographie, où plus que jamais elle semble pouvoir avancer dans un dialogue profond avec la société en dehors de l’idéologie du progrès. Pour résumer, on peut dire qu’aujourd’hui on peut faire de la photographie sans prendre des photographies, et que la photographie n’est pas nécessairement une image, même si elle peut toujours en prendre l’apparence.

©Sandrine Elberg

Des travaux comme ceux de Sandrine Elberg pour la Cité de l’Espace à Toulouse et le film imaginé par Alice Pallot que nous avons vus durant le colloque réunissant les artistes et les scientifiques, ne sont-ils pas très exactement le reflet de préoccupations actuelles, à la croisée de l’éthique, de la conscience citoyenne et de l’imaginaire, au moyen de la plasticité de la matière photographique ?

Oui, ces deux artistes sont à cet endroit de la photographie contre-culturelle, elles débordent la notion d’image en faisant de tout le processus d’interrogation d’un fait social (la pollution, la conception de l’espace extra-terrestre) un laboratoire de création.

Vous êtes le commissaire de l’exposition montpelliéraine Métamorphoses La Photographie en France 1968-1989. Pourquoi cet empan chronologique ? Pourquoi ce titre ? Comment l’avez-vous pensée ? Vous avez, semble-t-il, imaginé quelques duos ou trios inédits dans votre scénographie.

Cette exposition est née d’une partie de mon précédent ouvrage 50 ans de photographie française de 1970 à nos jours paru également chez Textuel en 2019. Les dates sont symboliques, 68 pour les événements qui ont été emblématiques d’une libération des mœurs, mais aussi des représentations (les sujets et les manières de les montrer changent), et 1989 parce que ce fut les 150 ans de la photographie célébrés dans le monde entier, sans oublier la date de la Chute du Mur de Berlin qui a marqué une sorte de nouvelle ère. Le titre de Métamorphose s’est imposé dès le début car il caractérise bien un changement à partir de quelque chose d’existant, pas une révolution mais un changement sensible de forme et d’identité. Jusqu’aux années 1960, la forme dominante de la photographie est le reportage, et l’on voit au fil des années que l’information est en crise, que la subjectivité remplace la valeur d’objectivité, que naît la notion d’auteur et que l’on attend davantage de la photographie une expression personnelle du monde. Mais surtout j’avais envie de représenter ces générations qui ont fait bouger la photographie en France, c’est-à-dire de faire dialoguer des photographes dont les œuvres prennent plus de force ensemble, des auteurs certes, mais présentés de façon polyphonique et même symphonique ! Comment comprendre la photographie de l’époque sans faire se rejoindre Raymond Depardon et Bernard Plossu, Françoise Huguier et Yan Morvan, Bettina Rheims et Pierre et Gilles, etc. D’habitude, on vous répondra qu’ils et elles n’ont rien à voir ensemble. Je propose pourtant de de dire : ils et elles ont à voir. Il y aura donc beaucoup de surprises.

©Alice Pallot

Quels sont vos autres projets en cours ? Où en est la mise en place du Collège international de Photographie du Grand Paris (CIPGP) ?

Le projet du Collège avance malgré les ralentissements dus à l’époque, la rénovation de la maison de l’inventeur Louis Daguerre à Bry-sur-Marne est financée et programmée à partir de 2023, nos actions sont donc encore hors-les-murs grâce à de nombreux partenaires. Nous soutenons la recherche, des interventions dans des institutions comme les hôpitaux de jour, les Ehpad, les écoles avec des photographes qui travaillent à transmettre le « faire » de la photographie et permettent de prendre l’image en main. Tout prochainement, nous remettrons le Prix du tirage et nous accueillerons dans le jardin du Palais Royal (avec Le Révélateur, notre antenne parisienne) une petite mais merveilleuse exposition des toutes nouvelles expériences d’Emmanuelle Fructus.

©Sandrine Elberg

J’aimerais intituler notre entretien ainsi : « Cesser de représenter, commencer par montrer ». Qu’en pensez-vous ?

Oui !

Propos recueillis par Fabien Ribery

Michel Poivert, Contre-culture dans la photographie contemporaine, design graphique Agnès Dahan Studio (Agnès Dahan avec Raphaëlle Picquet), édition Manon Lenoir, assitée de Léa Bousqué et Raphaëlle Delclaux, iconographie Violaine Aurais, fabrication Camille Desproges, Editions Textuel, 2022, 302 pages

https://www.editionstextuel.com/livre/contre-culture_dans_la_photographie_contemporaine

©Pablo Gubitsch

Exposition La photographie se manifeste, 1968-1989, au Pavillon Populaire de Montpellier, commissariat Michel Poivert, direction artistique Gilles Mora, du 29 octobre au 15 janvier 2023

https://www.montpellier.fr/506-les-expos-du-pavillon-populaire-a-montpellier.htm

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  1. Barbara Polla dit :

    Passionnant article merci beaucoup

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