
©Julieta Averbuj
Face à la dématérialisation des supports, la mémoire est en danger.
Sur quels objets durables, sur quelles images accrocher notre pensée et nos souvenirs ?
Nous flottons dans le bain numérique comme des particules sans gravité, inaptes, ineptes, chiffrées et pourtant surnuméraires.
Dans son bref essai Expérience et pauvreté, Walter Benjamin a montré à quel point la Première Guerre mondiale avait détruit la possibilité d’un lien de confiance entre les fils et les pères, incapables de protéger leur enfant de la nouveauté d’une guerre industrielle pulvérisant les corps et fracassant les esprits comme jamais dans l’histoire des hommes.
Honorer la mémoire des pères, des ancêtres, des anciens, construire des ponts entre le visible et l’invisible, est un enjeu éthique et psychique majeur si nous voulons sortir de la damnation du présentisme intégral.

©Julieta Averbuj
Comment pleurer nos proches, nos amis ? comment les célébrer ? comment leur rendre hommage ?
Camille Carbonaro, avec Macaronibook à Bruxelles, a entrepris avec art et fougue un beau travail de paix entre les générations, de tissage entre les vivants et les morts.
Je découvre aujourd’hui avec admiration le livre de haute densité mémorielle, vibrant de sensibilité, publié à Murcie (Espagne) par Fuego Books, El juego dela madalena.
Il est d’une jeune artiste venant du cinéma expérimental et vivant à Barcelone, Julieta Averbuj.

©Julieta Averbuj
Il s’agit d’une plongée dans les archives photographiques de son père, décédé récemment à Buenos Aires.
Hériter vraiment, comme l’a si bien montré Jacques Derrida, consiste à transformer le legs, à la déplacer, à le réinventer.
En agrandissant des détails tirés d’albums familiaux, en opérant un travail de montage, Julieta Averbuj cherche à produire des étincelles, comme la mise à feu d’une poudre mentale, dérive dans les souvenirs abordée comme une poétique de la filiation.
Edité avec le plus grand soin sous couverture cartonnée – le livre, couturé, se déplie à la façon de ce que Louis Aragon décrirait comme des vagues de rêves, le papier calque quelquefois intercalé entre les pages évoquant le murmure de la mer -, El juego dela madalena relève de la logique fine des réminiscences proustiennes, un signe en appelant un autre jusqu’à reconstruire, peut-être, la cathédrale engloutie du passé.
Nous sommes dans une sorte de magma originel, une amniotique étrange et presque fantastique.

©Julieta Averbuj
Tout ici procède du fantomal, toute apparition étant de l’ordre d’un miracle chimique.
Il y a des mains, une balustrade, un visage altéré.
Que peut-on savoir ? Tout est allégorique, et rien ne l’est, comme une surface moirée propice au vertige du regard.
Cigarettes, roche, maillot de bain, angelot.

©Julieta Averbuj
La matière photographique est aussi chorégraphique, et sculpturale.
Le territoire est mouvant, et les visages à la fois radieux et blessés.
La mémoire est une dentelle marmoréenne avec laquelle nous tentons de former des vaisseaux de navigation hauturière.
Les genoux sont écorchés, une main s’avance dans la nuit, il ne restera bientôt plus que quelques filaments formant une nef fragile promise à l’engloutissement.

©Julieta Averbuj
El juego dela madalena est un tombeau, et tout artiste de nécessité un frère ou une sœur de Lazare.

Julieta Averbuj, El juego dela madalena, Fuego Books (Murcie, Espagne), 2022
https://julietaaverbuj.com/el-juego-de-la-madalena/

©Julieta Averbuj
Julieta Averbuj signera son livre samedi 12 novembre au Tipi Bookshop (Polycopies) à 18h
https://www.tipi-bookshop.be/products/el-juego-de-la-madalena-by-julieta-averbuj