Nicolas Bouvier pensait que le voyage vers l’Est était une nécessité pour qui voulait véritablement comprendre l’origine et la construction de notre civilisation.
Guillaume Lebrun, jeune photographe, s’est rendu, accompagné de son ami l’écrivain René Daligault, en Turquie, avant de parcourir la Grèce et la Bulgarie.
Les éditions Filigranes publient aujourd’hui Melos, très beau livre rendant compte de leur voyage, entre ruines, visages époustouflants de beauté d’une jeunesse grave, abandon du politique et insistance diffuse du religieux.
Conversation avec Guillaume Lebrun – participation de René Daligault.
Comment est née l’idée de votre livre ?
Nous avions d’abord travaillé ensemble sur les traces de Chateaubriand en Méditerranée, du port de Trieste aux paysages d’Anatolie en passant par la Grèce et les Balkans. Nous sommes allés ressentir la part orientale de notre identité européenne. Des rencontres nous ont ouvert des portes et permis de nourrir notre curiosité. Nous voulions, René Daligault et moi-même, nous perdre dans ces territoires pour chercher une vérité des lieux et des gens. Dès le départ, je voyais la finalité de ce travail sous forme d’un livre, que je considère comme l’aboutissement suprême d’un travail photographique.
Pourquoi ce titre énigmatique, Melos ? Que signifie-t-il ?
Le texte, Europa Dreaming, publié dans le livre, fournit la clé de cette énigme. Melos est une forme de mélange harmonieux. Ce mot évoque aussi la mélodie, la mélancolie. Il est pour nous un territoire imaginaire.
Pourquoi avoir effectué un voyage d’est en ouest dans votre parcours menant des rives de la Turquie, à la Bulgarie et à la Grèce ?
Tout simplement parce que c’est à Istanbul que ce projet est né. De là, nous avons tiré sur le fil du temps. C’est en Turquie que j’ai découvert des liens très forts avec la Grèce du Nord et la Bulgarie. Nous avons ensuite intellectualisé le projet avant de poursuivre le voyage quelques années plus tard en Bulgarie et en Grèce du nord.
Il y a une alternance dans votre livre entre les visages sombres de la belle jeunesse du centre oriental de l’Europe et les images de ruines, les traces de conflits, les signes d’effacement. Pourquoi un tel montage ?
Le monde existe en plusieurs dimensions. J’ai commencé à photographier en Turquie à la fois le présent et les traces du passé. J’aime les ruines, les endroits abandonnés et la mélancolie qui s’en dégage. Pour moi la nostalgie n’est pas un sentiment triste. C’est au contraire le bruit du temps, celui que je n’ai pas connu, celui que j’entends aujourd’hui et celui que j’entendrai peut-être demain.
Je me suis découvert photographe du réel avec le désir d’y convoquer la poésie et de jouer avec la fiction. C’est avec cette alchimie que j’ai photographié de jeunes personnes qui incarnent un éphémère présent en les mettant en regard avec les traces d’un passé qui les constitue. Mon travail s’inspire de l’Histoire de l’Europe, de la littérature et du cinéma qui la racontent et la transcendent.
Melos pourrait s’inscrire dans la lignée des vanités de peintres. Dans Les Ambassadeurs de Holbein, deux hommes jeunes posent au milieu d’instruments destinés à mesurer la terre, le ciel et le temps qui passe. Au milieu d’une sorte de bric-à-brac culturel, la corde cassée d’un luth marque la fragilité et le caractère transitoire des cultures. À leurs pieds, l’anamorphose d’un crâne humain rappelle la brièveté de la vie humaine. « Souviens-toi que tu es poussière…»
Dans Melos, utopie de pierre et de chair, tout finit par rouler à terre et même la pierre s’effrite. Une jeune et belle humanité occupe la scène du présent, poussière destinée à retomber en poussière. La citation de Leonard Cohen donnée en exergue éclaire tout le livre en donnant un sens pour cette humanité à l’existence fugace, égarée dans le chaos du monde.
« There is a crack in everything / That’s how the light gets in » (Dans toute chose il y a une fêlure / C’est par là qu’entre la lumière)
Mes photographies autant que le texte de l’écrivain sont deux regards tournés vers la lumière vue depuis les ruines. Cette citation évoque les fêlures du monde et un idéal visé mais jamais atteint. Une idée de la rédemption possible de l’humanité que l’on peut aimer avec toutes ses blessures.
On ressent une lumière et, à contempler vos images, la double influence du photographe Anders Petersen (le goût des marges, la crudité du réel, le noir, les très gros plans, la surexposition parfois) et du cinéaste grec Theo Angelopoulos (la Grèce grise, le travail sur les strates temporelles, le sens de la tragédie, les présences fantomatiques). Ces deux artistes vous ont-ils guidé ?
Absolument. Ce sont deux auteurs dont le travail m’a énormément nourri. J’ai assisté le premier en 2006 à Paris. Je connaissais alors son travail sur les lieux d’enfermement dont il avait fait une magnifique exposition quelques années auparavant au Centre Culturel Suédois à Paris. Il était venu à Paris pour travailler sur la rue du Faubourg Saint-Denis. L’agence VU m’a alors demandé de l’accompagner dans ses recherches. J’ai créé et facilité des rencontres avec des gens dans la rue ou des amis qu’Anders a photographiés. Je ne réalisais à l’époque que très peu de portraits. Il m’a ouvert les yeux en me montrant une méthode de travail et une approche frontale. Ça reste une expérience marquante et très riche humainement. Concernant Theo Angelopoulos, il fait partie pour moi de ces cinéastes qui transcendent l’Histoire des lieux et des hommes, comme le font certains écrivains. Dans Le Regard D’Ulysse, il nous montre une Grèce balkanique avec une connaissance profonde de son Histoire. J’aime beaucoup cette sensibilité et ce regard sur le monde.
Comment avez-vous travaillé avec l’écrivain René Daligaut avec qui vous avez effectué votre voyage ?
La fougue et la réflexion font bon ménage. Tout a démarré dans un bar enfumé dans un festival de littérature à Saint-Malo où je l’ai rencontré. L’idée de partir ensemble sur la route de l’Orient s’est imposée d’emblée. Nous partageons des voyages depuis 2003 de façon intermittente. Nous appartenons à deux générations différentes. René a fait de brillantes études, il est une encyclopédie vivante. Il m’apporte une vision des lieux par sa réflexion, basée sur une très fine connaissance de leur Histoire. J’apporte une énergie portée par la soif du regard.
Comment avez-vous rencontré/approché les personnes dont vous faites le portrait ? Quelles ont été vos demandes explicites lorsque vous avez pris ces photographies ?
Lorsque je travaille quelque part, je suis en quête de lieux culturels, des bars, des restaurants, des universités où rencontrer des gens. Plusieurs personnes m’ont aidé dans ces villes comme je l’ai fait moi-même pour Anders Petersen. Cela m’a permis d’aborder plus facilement les personnes que je souhaitais photographier et de comprendre certaines choses comme une affiche murale ou un message écrit sur un mur. D’une certaine manière, je cherche les comédiens d’un film que je ne réaliserai jamais. Il y a une part totalement fictionnelle dans ma démarche. J’aime aussi l’idée que ce sont les anonymes qui jouent les premiers rôles. La jeune femme de la couverture du livre était gardienne du harem des sultans dans le musée Topkapi à Istanbul. J’ai instantanément perçu le choc de son regard et de son expression. C’est une rencontre muette dont l’empreinte ne s’effacera jamais. Il y a aussi Christos, ce jeune serveur et comédien de théâtre rencontré à Thessalonique avec qui nous sommes allés au musée byzantin et que j’ai fait poser sous un puits de lumière au milieu des icônes. A de tels moments, j’ai le sentiment d’être dans un monde parallèle.
Vous montrez, discrètement parfois, des signes religieux, mais aussi les marques de gestes iconoclastes. Avez-vous ressenti concrètement des tensions d’ordre confessionnel durant votre voyage ?
Nous nous sommes beaucoup intéressés aux différentes religions présentes dans ces territoires où le thème de l’iconoclasme est historiquement présent. Nous avons rencontré des orthodoxes grecs, bulgares et/ou byzantins, des musulmans turcs, des Arméniens en Turquie et en Bulgarie et enfin des juifs sépharades dans les trois territoires. Nous avons assisté à une cérémonie à la synagogue de Plovdiv. Une femme y déplorait l’intolérance dont étaient parfois victimes les musulmans de la ville, en ajoutant : « Nous les soutenons. Si on commence à persécuter les musulmans, c’est à nous qu’on s’en prendra ensuite. »
Il y a beaucoup de grillages, griffures, zébrures, brisures dans votre livre. L’Europe que vous avez rencontrée s’apparente-t-elle de plus en plus à un camp de rétention ?
Nous avons réalisé tous ces voyages entre 2006 et 2012. Il s’agit d’une période qu’il faut resituer avant l’explosion du phénomène migratoire que nous connaissons en Europe. On venait d’ouvrir un camp de rétention à notre passage à Lesbos en 2008. À la même période, autour de la frontière terrestre avec la Turquie, on rencontrait ceux qui avaient survécu à la terrible aventure. Des Africains de la Casamance erraient partout dans les rues de Thessalonique en 2012. « Je supplie que l’on reconnaisse ma dignité », lançait un jeune universitaire en fuite devant l’horreur. Comme à Paris et ailleurs, certains habitants, ne sachant quelle attitude adopter, feignaient de ne rien voir. La chose n’est plus possible depuis le transfert du camp d’Idomini à Thessalonique en mai 2016.
La majorité de vos images est en noir et blanc. Quand décidez-vous cependant de prendre des photographies en couleur ?
Le noir et le blanc sont aussi des couleurs. Le recours occasionnel à des camaïeux permet de rendre certaines ambiances ou certains états d’âme. Les éléments s’y fondent dans une harmonie douce. La dernière image, une prairie en fleur au pied du mont Olympe à l’arrivée du printemps, répond à la citation de Leonard Cohen
Marseille est-elle une ville pour demain, un espace palimpseste où réinventer une communauté de destins qui ne soit pas xénophobe, et riche d’un passé d’au moins deux millénaires ?
La société monolithique est un fantasme dangereux. Une telle réalité n’a jamais existé. Le seul avenir possible réside dans la multiplicité. Certains la subissent. D’autres la vivent comme une situation féconde et stimulante pour l’esprit.
Marseille, deuxième ville du pays par la taille de sa population, incarnation de la diversité, balcon de la France sur la Méditerranée, s’ouvre plus que jamais sur une Mare nostrum. Longtemps négligée, presque ignorée, elle se redécouvre au début du XXIe siècle comme une vision de beauté, tendre et rugueuse à la fois, diamant brut de la civilisation.
L’avenir européen se recentre actuellement autour de la Méditerranée. Dans ce théâtre, les successeurs des Phocéens seront-ils spectateurs, figurants, acteurs ? Pour quel rôle ? Ne pourrions-nous écrire ensemble le scénario du siècle engagé ? L’enjeu est de taille, l’urgence nous inspire. L’héritage de Thessalonique, de Smyrne et d’Alexandrie est à prendre, enrichi par l’expérience de l’Histoire.
Les projets auxquels vous travaillez actuellement sont-ils dans le prolongement de Melos ?
J’aime les territoires à haute valeur symbolique car ils servent de prisme à une réflexion sur le présent. Je suis allé il y a quelques années à Sarajevo pour la revue The Eyes à laquelle je collabore en tant que membre éditorial. Je projette d’y retourner pour y réaliser des portraits de personnes y vivant aujourd’hui sans distinction d’origines ou de religions. Je trouve que les Balkans sont toujours une poudrière prête à exploser. J’ai entendu Rémi Ourdan, journaliste au Monde, dire que « la guerre se déclenche avec une facilité consternante alors que la paix, quant à elle, est très fragile et qu’il faut lutter continuellement pour la sauvegarder. » Cette ville de Sarajevo avec sa bibliothèque récemment reconstruite me fascine. J’ai aussi dans l’idée de réaliser un projet en Grèce dans la région de l’Arcadie et pourquoi pas à Marseille, si l’occasion se présentait. Ce serait passionnant de m’y rendre avec mon frère de voyage. Nous aurions beaucoup de choses à y voir et de gens à rencontrer.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Guillaume Lebrun, Melos, texte de René Daligault, préface de Rémi Coignet, éditions Filigranes, 2016
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