Mares de sang, fragments de cervelles et mots d’amour

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Vous pensiez peut-être comme moi avec un soupçon de condescendance que Louis Pergaud n’était que l’auteur à succès de De Goupil à Margot (prix Goncourt 1910) ou de La Guerre des boutons (1912).

Chers amis, comme souvent, nous nous sommes mépris. Avouons donc aujourd’hui qu’il fut un excellent épistolier, écrivant du front  à son épouse Delphine des lettres – une ou deux par jour – disant sans fard, depuis les tranchées de la Meuse, la réalité d’une guerre marquant de ses atrocités industrielles le début des temps apocalyptiques : « L’ingénieur Turpin vient d’apporter au ministre de la Guerre un explosif d’une force terrifiante qui, d’après les journaux, doit assurer le désarmement général tellement sa force destructrice est épouvantable » (dimanche 2 août 1914)

L’historien Nicolas Offenstadt évalue à 639 le nombre des fusillés pour l’exemple, tache indélébile sur l’honneur de l’armée française – des camarades tirant sur des camarades de leur propre camp, faisant de l’homicide en série, en doutait-on, une affaire de famille, papa masquant par ses galons et ses discours ignobles son goût de forcené pour la Camarde, trop conscient au fond de s’être illusionné jusqu’au bout sur le vrai sens de la puissance.

Louis Pergaud quant à lui est bon soldat, vrai patriote – « Jamais je n’accepterai la botte du Kaiser ! », « Jamais la patrie ne s’est présentée si belle : nous avons pour nous le droit d’abord, nos canons et la flotte anglaise. Et puis la foi et ce vieil amour de la terre de France qui vient de rejaillir éclatant et pur de partout », persuadé de bien vite vaincre Guillaume et « la race prussienne » : « l’avenir de l’Europe dépend de cette destruction » (24 août 1914).

Indigné par le comportement de Toulousains ayant fui leur poste, l’écrivain soldat s’insurge : « J’espère qu’on n’hésitera pas à placer à côté d’eux des gars à trois poils qui, à la première lâcheté, commenceront par les supprimer purement et simplement. »

Louis Pergaud est mort sous-lieutenant à 33 ans sur les sentiers de la gloire, lors de l’assaut de la côte 233 à Marchéville en avril 1915 – quel profit ?

Son corps n’a jamais été retrouvé, mais des centaines de lettres témoignent encore de l’engagement pour la France d’un soldat amoureux de sa femme.

A l’arrière, Delphine Duboz, épousée en 1910, femme courage ayant accepté les ambitions littéraires de son mari, l’aidant au mieux par ses lettres et l’envoi de colis, est un amer dans la tourmente, comme elle le fut toujours.

En août 1907, le futur auteur du Roman de Miraut, chien de chasse arrive à Paris : « Je sens que cette vie ici, seul, ou presque, me sera lourde et j’hésite, vois-tu, à la commencer. Je voudrais que tu sois avec moi ; à deux, en s’aimant bien, ce serait sûrement supportable, heureux peut-être. »

Quelques années plus tard, Louis Pergaud, auteur reconnu, comprend que l’assassinat de Jaurès, « crime sans nom qui me bouleverse et me révolte », marque un terme aux espoirs de paix. Il s’agira désormais de « faire son devoir » – « socialistes, syndicalistes et anarchistes marcheront » – avec « enthousiasme », d’être « utile » : « je n’aurai pas de scrupule à lâcher mon coup de fusil comme il m’est arrivé souvent avec les geais et les renards. »

Aucun angélisme : « J’ai envie de m’acheter un petit browning, car si j’étais blessé et qu’un boche vienne pour m’achever, j’aimerais assez lui brûler la gueule avant de mourir. »

Survivre en temps de guerre demande beaucoup de chance (leitmotiv du « je suis un veinard »), une grande habileté (savoir se protéger du froid, se tenir à couvert, éliminer la vermine, pisser dans une boîte de conserve, prendre le pouvoir sur les « crapules » gangrénant la compagnie, accepter les décrets parfois absurdes, injustes ou « stupides » des huiles), de la patience (attendre, encore attendre, avant de déloger les ennemis « à la fourchette » s’il le faut) et du soin – prévenir les hémorroïdes, les fièvres typhoïdiques, la toux.

Verdun est une bouche de feu, crachant « à perdre haleine » ses obus. Les arbres la nuit sont des squelettes prémonitoires.

Protégeant tout d’abord au mieux sa femme des horreurs de la guerre – « Il n’y a guère jusqu’ici, c’est amusant et bizarre à constater, que mes tripes et mon trou du cul qui ont souffert pour la Patrie » –  Louis Pergaud garde pour ses amis les descriptions les plus crues de ses souffrances (d’insupportables douleurs intestinales) : « Surtout pas un mot à Delphine de ce que j’ai souffert. La pauvre petite se ferait trop de mauvais sang et cela ne me soulagerait pas. »

A Marcel Martinet, le jeudi 24 septembre 1914 : « Ce qu’on avale de poussière et de microbes ! Et les nuits passées à décharger les trains d’éclopés, de blessés, de malades. Et les chevaux qui crèvent. Et toutes les hideurs, tous les égoïsmes, comme aussi tous les dévouements et tous les héroïsmes. C’est quelque chose d’inoubliable. Il y a 36 heures que je suis debout. Mais qu’est-ce que c’est à côté de ceux qui sont restés 4 jours dans les tranchées, les pieds dans l’eau à attendre la grêle et le plomb ! »

Si les premiers mois semblent vécus avec gaillardise – « Des obus fusants éclataient dans les tranchées sur ma tête. C’était tellement extraordinaire de voir tomber tant de fer et de fonte sans être atteint que j’en rigolais de bon cœur, sans penser un instant qu’un morceau de biscaïen pouvait m’atteindre. » – la fatigue est de plus en plus harassante (apparaissent des formules telles que « je ne sais plus ») et la « lassitude morale » gagne jusqu’aux plus braves.

Scène de fraternisation, malgré l’interdiction de communiquer avec l’ennemi « héréditaire » : « Les Boches offrent du schnaps et des cigares contre du pain, et l’on cause. » (dimanche 20 décembre 1914)

Les combats reprennent, ils ne font que commencer, ils explosent les visages et font de l’espèce humaine un vaste trou puant.

« Ici, dans la souffrance qui fait tomber les masques, je vois les bas-fonds de l’âme humaine et la lie, et la vase et la merde. Combien peu, officiers comme soldats, peuvent se vanter d’être des hommes, des hommes ! »

Le 7 avril 1915, Louis Pergaud écrit ses derniers mots : « A demain, ma chérie, je te prends dans mes bras et je t’embrasse de toute mon âme, de toutes mes forces et de tout mon cœur. »

L’amour est un miracle – « Je mords dans tes lèvres voluptueusement en attendant que la réalité nous donne ce que nous attendons tous les deux » – et la guerre la plupart du temps (toujours ?) une connerie votée par des scélérats.

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Louis Pergaud, Lettres à Delphine, Correspondance (1907-1915), Mercure de France, 2014, 533p

Retrouvez-moi aussi sur le site de la revue indépendante Le Poulailler

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