Il pleut des radiations, Ryôichi Wagô, poète à Fukushima (épisode 2)

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Alors qu’autour de lui, dès le 11 mars 2011, la ville de Fukushima se vide de ses habitants, Ryôichi Wagô, professeur de japonais dans un lycée et poète reconnu, décide de rester au cœur du danger. Par bravade ? Non. Pour témoigner, ne pas reculer devant le mal, ne pas abandonner ses parents, occuper le point du désert, et, peut-être, retourner/traverser le désespoir en occupant la place d’un démon (asura) : « A un instant donné, j’ai senti de manière palpable, en me confrontant à la langue japonaise, que l’histoire des Japonais est indissociable de leur langue maternelle et qu’un avenir nous attend au bout de toutes ces épreuves. »

La première nuit, dans une solitude habitée de mots, Ryôichi Wagô envoie plus de quarante tweets, ce sont des prières. Très vite, il n’est plus seul, les abonnés affluent (14 000 trois mois plus tard, plus de 27 000 aujourd’hui). Intitulés « Jets de poèmes », les signes qu’il écrit et lance au cœur du désastre, depuis la catastrophe, disent la banalité et l’inouïe d’une situation où l’air que l’on respire pour vivre est empoisonné,  où le séisme est un milliards de chevaux effrayants battant la queue lors même qu’ils agonisent sans fin, où les nuits sont porteuses d’un sommeil de radiation, où les larmes elles-mêmes peuvent être contaminées.

« Je ne pensais à rien. Dans ma cellule solitaire, ma seule pensée était que ma propre vérité se trouvait dans les mots, et uniquement dans les mots. Nulle part ailleurs. Je m’efforçais de ne penser à rien d’autre, alors que la société s’écroulait, que la vie pouvait m’être arrachée à tout moment. »

Classés par jour (du 16 mars au 26 mai 2011), selon l’ordre chronologique de leur envoi (à la minute près) et un jeu typographique évitant la lassitude (dans l’édition française des encres sur papier de soie d’Elisabeth Gérony-Forestier ponctuent le recueil), les « jets de poèmes » (l’expression revient tel un leitmotiv) de Ryôichi Wagô disent en phrases interrogatives ou de tonalité nostalgique l’inquiétude, la peur, l’abattement, mais aussi la beauté d’une ville détruite, menacée et désormais menaçante : « Le gymnase du lycée, que j’aimais tant, le voilà transformé en morgue pour les cadavres non identifiés. Le lycée d’à côté aussi. »

« J’ai donné des coups de poings dans le mur de la sale de bains. Quand j’ai eu mal aux poings, j’ai continué à frapper du plat de la main. Je me suis roulé par terre de rage comme un enfant capricieux. Ensuite, je me suis tu un peu. Puis j’ai sangloté bruyamment. Et l’eau continuait à couler sans répit, toujours rouge. »

Des motifs ou phrases se répètent – le silence, les pleurs, « il pleut des radiations », « triste brame du daim », « il n’est pas de nuit sans aube » – formant un chant continu, une incantation de centaines de vers/tweets.

Toutes ces salves de mots n’ont bien sûr pas la même intensité ou le même degré d’émotion, mais peu importe, puisqu’ici compte avant tout, dans ses moments mineurs ou majeurs, l’unité d’un cri.

On aurait pu souhaiter davantage de métaphysique ou de dépassement de la métaphysique – sortir de l’élégie et de la déploration par un système de pensée fermement tenu – mais chaque chose en son temps, après la sidération, Penser (avec) Fukushima viendra

Ceci, c’est magnifique : « Une réplique. Je lave ma tasse à thé. Je retiens mon souffle, je lave à fond l’instant présent, c’est la seule chose à faire. »

Ou : « je te vaincrai avec la poésie je te réduirai en cendres avec la poésie je te réduirai en morceaux avec la poésie je te ferai trembler avec la poésie je te ferai sangloter avec la poésie je t’écraserai avec la poésie » (26 mai 2011 – 00:37)

Ryôichi Wagô, Jets de poèmes, dans le vif de Fukushima, traduit du japonais par Corinne Atlan, éditions Erès, 2016, 302p

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