Programmé en novembre 2015 au Palais de Tokyo aux côtés de neuf autres photographes (Laurent Chardon, Thibault Cuisset, JH Engström, Guillaume Belvèze, Johan van der Keuken, Hugo Aymar, Véronique Besnard, Yusuf Sevlinci, Takeshiko Nakafuji) dans une exposition intitulée 10 Visions of Paris, Thomas Boivin, auteur d’un beau livre vite épuisé, A Short Story, est un artiste parisien amoureux de Belleville, le quartier où il vit, et qu’il ne cesse d’arpenter.
Le travail au long cours qu’il a entrepris concerne les différents visages d’un territoire éminemment populaire, autorisant les rencontres et les amitiés les plus étonnantes.
Nous avons discuté à propos du (non)projet Paris Nord-Est.
Qu’est-ce que le projet Paris Nord-Est ? S’agit-il, à la frontière de la sociologie, de l’ethnologie et de l’esthétique, de témoigner au mieux des visages et de la vitalité d’un quartier populaire de Paris ?
A vrai dire, ce n’est pas un projet. Jusqu’ici, je n’ai jamais fonctionné comme cela, même si c’est sûrement amené à changer. C’est plutôt une habitude prise qui débouche, après des années, sur quelque chose. Et tant mieux, car l’idée même de projet est assez étrangère à ce que je fais, non seulement parce que je ne souhaite pas faire du documentaire, mais encore plus simplement parce que je ne souhaite pas trop savoir où je vais. Il y a quelques années, j’ai décidé d’être photographe, parce que je me suis rendu compte que j’aimais bien marcher, que c’était une belle vie de se balader et en ramener quelque chose. Ce qui existe aujourd’hui vient de ce désir, d’une part, puis de tout un tas de choses que, comme photographe, je ne voulais pas faire parce qu’elles me semblaient artificielles. Entre autres, et surtout, je ne voulais pas forcer mes pas vers un sujet ou un projet, et je ne voulais pas me nourrir d’exotisme, ni faire d’illustration. Alors, j’ai décidé de marcher autour de chez moi et de voir. Bien sûr, après cette impulsion première, il y a une forme, des décisions, des directions.. Mais ça s’est construit tout seul à partir d’une première discipline qui était de marcher, la seconde contrainte étant de parler aux gens, et de les photographier avec leur accord. A l’époque, je me suis dit que c’était un vrai challenge pour moi, et être à l’aise m’a pris beaucoup de temps.
Pour vous répondre vraiment, je pense qu’il y a tout ce que vous dites dans mon travail, mais pas comme décision. Simplement, quand vous passez la journée dans un quartier comme Belleville à essayer de parler à tout le monde et à faire des photos, forcément, à un moment, ce qui n’était pas à proprement parler documentaire prend valeur de document. Mais je ne veux surtout pas enfermer mon travail dans ces questions. Un ami a dit de mon travail : “It neither compels the viewer in any one direction nor aims to communicate or inform a forced message of any kind.” J’ai trouvé que c’était le plus beau compliment possible.
C’est un tableau d’un endroit donné, et cet endroit n’est pas anodin, mais j’essaye de dépasser l’anecdote – et le lieu ou l’époque peut aussi, suivant la manière dont on le comprend, être une forme d’anecdote. A la fin, j’espère que mon travail dépassera cela. Bien sûr, la question du Paris contemporain est très importante, mais je ne peux pas vraiment en dire plus. Sauf peut-être que c’est avec, dans et vers le nord-est de Paris plutôt que sur.
Qu’a donc de spécifique ce quartier ? La photographie vous permet-elle de comprendre sa singularité ?
J’aime ce quartier, ça c’est important. Puis je trouve qu’il est sous certains aspects au moins, l’exemple d’une réussite de coexistence possible entre différentes populations, différentes habitudes, différentes classes sociales. Il y a une possibilité de dialogue, au moins, et les gens même s’ils ne se parlent pas – et certains se parlent, pas tous – se croisent au moins sans s’ignorer totalement. C’est déjà beaucoup. Et puis c’est un quartier qui est à la fois aéré – le boulevard est large et ombragé : on dirait un front de mer. Les parcs sont nombreux et vastes, et un peu excentrés. Ce quartier est épargné des gros commerces. On y habite plus qu’on ne le visite. Tout n’est pas encore mort ou sous l’emprise du marketing. Il y a quelque chose du village, et il est souvent vécu comme tel. Le marché est gigantesque, organique, tout n’est pas sous cellophane. Les photographes contemporains me semblent parfois obsédés par l’anonymat, le gris neutre, l’ennui. Je ne vois pas ça ici. Mais je ne veux pas trop faire de distinguo : si ce quartier est singulier à mes yeux, c’est d’abord parce que j’y vis. C’est le vrai point de départ.
Ensuite, je ne sais pas si la photographie me permet de comprendre quelque chose, je dirai qu’elle me permet plutôt de ressentir. Je crois qu’il faut se méfier beaucoup du crédit qu’on fait aux images, et bien percevoir leurs limites et leur potentiel de fourberie. C’est un chemin de crête, le réel et l’image. Je ne cherche pas à m’éloigner du réel, et j’ai toujours trouvé les images “fabriqués” assez pauvres. Si j’avais cherché à comprendre, je ferai un autre métier. Je pense d’ailleurs que, si je laisse l’intuition et une forme d’accueil de ce qui est là, au-delà de l’idée de saisir, au cœur de mon processus, mes images seront plus intelligentes que moi – parce que le réel me dépasse de toute façon. C’est d’ailleurs le meilleur service que je puisse rendre à tout le monde.
Par contre, ma vie de photographe me permet de vivre beaucoup plus profondément ce quartier que je ne l’aurais cru.
Pourquoi avoir choisi le noir et blanc ?
Honnêtement, au départ, je ne me suis pas posé la question. Quand j’ai découvert la photographie, c’était déjà le règne du numérique et je me suis acheté un boitier numérique. J’ai aimé photographier, mais, rapidement, je n’ai pas “cru” à cet appareil. Le processus digital ne me parle pas, son fonctionnement m’échappe et ses images ne me satisfont pas. Alors, je l’ai vite laissé tomber pour un Leica. La pellicule noir et blanc est la plus accessible, parce qu’on peut la développer soi-même facilement. Elle s’est donc imposée. L’avantage du noir et blanc argentique, c’est que l’on peut tout faire seul, c’est ce qui me plaît. C’est une pratique entièrement faite de gestes, avec le corps, et on maîtrise presque tout. Bien sûr, c’est une maîtrise imparfaite, ce qui est aussi une qualité, mais surtout cela m’appartient. Je fais d’abord de la photographie pour me sentir vivant, et le processus du noir et blanc argentique me permet de sentir que je fais les choses, qu’elles viennent de moi, de la prise de vue à l’image finale. Je ne trouve pas autant de plaisir autrement. Un peu comme pour votre première question, l’envie ou l’intuition est plutôt au cœur du choix, non la décision. Cela dit, j’essaye un peu de faire de la couleur en ce moment, timidement.
Le noir et blanc a une qualité, c’est de se libérer de l’anecdote ou du contexte – que la couleur marque plus – et, d’une certaine façon, il y’a une présence, une permanence des choses que l’on ressent plus fortement, quelque chose qui tient presque de la littérature. Il me semble aussi que le noir et blanc, en s’affranchissant des couleurs, accorde plus d’importance relative à la lumière: et cette lumière donne comme un souffle aux images, on dirait qu’elles respirent. Le noir et blanc se place aussi directement dans le registre de la représentation, et un peu moins dans la vérité. Tout ça me plait.
Vos images sont-elles essentiellement d’extérieur ?
Oui, mais c’est en train de changer. Jusqu’ici, c’est vrai, pour plusieurs raisons : d’une part, j’ai commencé à photographier dans la rue, et c’est un sujet suffisamment vaste pour s’y attacher une vie entière. Ensuite, rentrer chez les gens représente une étape que je suis seulement doucement en train d’aborder. Comme je ne force pas ma direction, il a fallu attendre que mon niveau d’intimité avec le quartier en arrive là, d’une certaine manière. Et puis, le portrait avec une chambre ou un moyen format demande beaucoup de lumière, et je n’aime pas beaucoup le flash.
Comment ce projet s’inscrit-il dans votre parcours de photographe ?
Je dirai qu’ils se confondent, même si j’ai fait plusieurs livres de photographie qui n’ont rien à voir, alors que mon travail sur Paris n’a jamais été exposé. Pour moi, jusqu’ici, c’est vraiment le cœur de ma pratique, en même temps que le lieu de mon apprentissage. Je pense que ça le restera, dans ma manière de vivre ce médium, au moins en partie. Avoir réussi à photographier en argentique, sans en être rémunéré, presque chaque jour pendant des années, comporte une grande part de sacrifices, et pas seulement financiers. Quelque part, il faut savoir comment tenir. J’espère avoir l’énergie de garder cette manière de faire et de vivre, sous une forme ou une autre, le plus longtemps possible. C’est surtout un rapport au réel, une façon d’habiter un espace qui me plaît et me semble assez saine, même si c’est parfois aussi éprouvant.
Bénéficiez-vous d’aides associatives ou institutionnelles ?
Jusqu’ici, personne ne m’aide, mais, à vrai dire, je n’ai pas fait beaucoup d’efforts pour chercher un quelconque appui. J’aimerais bien savoir me faire aider, mais j’ai toujours assez peur que cela me contraigne ou me coince. J’ai pris le parti de me financer moi-même en travaillant la nuit, mais, à un moment donné, trouver une autre manière de fonctionner deviendra inévitable. Je me fais maintenant mieux à l’idée qu’il va falloir que je mette de l’énergie là-dedans.
Avez-vous montré publiquement vos images ? Dans quel cadre ? Comptez-vous le faire ?
J’en ai montrés au Palais de Tokyo sur l’invitation de Sebastian Hau lors d’une projection l’année dernière, et j’en montrerai sûrement une dizaine d’autres à Polycopies lors du prochain Paris photo, à nouveau sur l’invitation de Sebastian. Pour l’instant, c’est tout, mais le but est d’en faire un livre qui tienne bien sur ses jambes. J’y travaille, mais aurai-je la chance de faire aboutir ça l’année prochaine ou dans dix ans ? Impossible à savoir.
Qui sont les photographes qui vous inspirent ? Pourquoi ?
C’est une question difficile, l’inspiration, parce que ça se passe un peu en-dessous du niveau de la mer, parfois. Je suis émerveillé, par exemple, de la place inconsciente que prend la peinture dans mon travail, mais je la re-découvre à chaque fois. Cela dit, il y’a des photographes qui sont importants pour moi, parfois, d’un point de vue esthétique, parfois d’un point de vue éthique, parfois par la constance et la clarté de leurs choix. Ceux qui marquent le plus ont un peu de tout ça.
Ce qui fait la qualité de la photographie à mes yeux, c’est la qualité du rapport au monde dont elle témoigne. Que ce soit dans la contemplation, le reportage, la photographie de rue, le portrait ou le paysage, c’est toujours une manière mobile et engageante d’être en relation – une intériorité ouverte. Ça crée parfois des personnalités qui ont un mélange d’humilité, de savoirs et de sensibilité que je trouve remarquables. Dans ce registre, Robert Adams, Chris Killip, Mark Steinmetz, Doug Dubois, Dana Lixenberg, Paul Graham, Alec Soth et tant d’autres ont une qualité d’attention au monde qui ne peut que me laisser admiratif, et qui remonte d’ailleurs à Walker Evans, Atget, Brassaï, etc. Mais il y a d’autres figures, comme Issei Suda, Thérèse Le Prat, Dayanita Singh, Bernard Plossu ou Awoiska Van der Molen, Patrick Feigenbaum, Raymond Meeks aussi, comme certains photographes plus obscurs de livres d’ethnographie des années 50, et puis Van der Keuken ou Ed van der Elsken, qui ont une influence différente, plus esthétisante ou esthétique mais sensible en matière de composition, d’attention formelle, de niveaux de gris. Une façon aussi de laisser place au mystère d’une manière différente et parfois plus profonde que la grande tradition américaine ou anglo-saxonne – Issei Suda de ce point de vue là est un univers à part entière pour moi. Difficile de rendre justice à tout le monde, et je vais probablement regretter plus d’un oubli.
Je dirai que Bernard Plossu, Mark Steinmetz et Issei Suda, chacun à un moment et pour des raisons différentes, ont été ceux qui m’ont déplacé le plus, qui m’ont obligé à changer. Bernard Plossu pour la qualité absolument sidérante de certaines compositions d’apparence anodine, ce mélange de douceur et de virtuosité, ce je-ne-sais-quoi qui n’a l’air de rien et qui en même temps semble hors d’accès – Les images de Plossu qui sortent du lot sont d’une évidence et d’une simplicité saisissantes. Puis Mark Steinmetz, par la qualité de son regard sur les gens et tout ce que ça implique de travail sur soi, un travail sur soi qui se perçoit de manière très nette. C’est vraiment un portraitiste hors du commun, humainement à part – son influence est centrale pour moi. Enfin Issei Suda par l’étrangeté de certaines de ses photos, le mélange parfait d’abstrait, de concret et de mystère subtil aux contours nets, qui est si présent dans Fushikaden – quelqu’un qui semble impossible à saisir parfaitement. Jusque dans ses gris, il offre quelque chose d’à la fois précis et fuyant. J’ai l’impression que certaines de ses images sont faites d’une glaise à la fois épaisse et aérée qui m’échappe encore. Et puis c’est un virtuose du carré, et ça le place dans un espace mathématique à part, presque ésotérique rien que de ce point de vue là.
Comment présenteriez-vous votre livre, A Short Story, qui reparaîtra sous peu ?
A Short Story est, pour le décrire rapidement, une sorte de roman photo, quelque chose qui s’approche du story-board. C’est le récit d’une histoire d’amour qui n’a pas duré longtemps – douze jours environ étalés sur quelques quatre mois – et que j’avais, à l’époque, intégralement photographiée – sans intention particulière. C’est seulement une fois l’histoire finie que je me suis rendu compte que j’avais des dizaines, des centaines d’images pour un temps très court. Et des souvenirs très précis de certaines phrases, de tout. J’ai alors décidé d’en faire quelque chose, même si je ne sais toujours pas exactement ce que je pense de tout ce processus, de cette profusion d’images, de la relation amoureuse photographiée, de ce livre même. C’est ce qui doit rendre le récit intéressant, cette part d’inconnu, même pour moi. Il s’est bien vendu et plusieurs critiques m’ont poussé à le réimprimer.
Ce qui était très plaisant a été de faire un roman photo, de mélanger le texte et l’image, de ménager des pauses, choisir un graphisme assez radical et une manière de raconter qui puisse à la fois évoquer les années 50, Godard, Antonioni, tout en étant mon histoire avec une grande part laissée aux textes. C’est une manière aussi de revenir quelques années en arrière, puisque j’ai d’abord étudié la bande dessinée que j’enseigne toujours, et j’ai été éditeur à La Cinquième Couche – une maison d’édition bruxelloise qui publie essentiellement de la bande dessinée expérimentale. Revenir au récit me plaît beaucoup, et l’idée d’un roman photo qui soit à la hauteur de l’album de dessin est l’une de mes plus grandes envies.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Le livre A Short Story peut être vu chez tipi bookshop : http://tipi-bookshop.be/shop/a-short-story-by-thomas-boivin/ où il est de nouveau disponible. On peut aussi le pré-commander en contactant son auteur tomboivin@gmail.com – ou en passant par son site : www.thomasboivin.com
Le petit salon de Polycopies, pendant Paris photo, aura lieu les 11 & 12 novembre 2016 – plus d’informations ici : http://www.polycopies.net/index.php/project/le-petit-salon/ Thomas Boivin y présentera la nouvelle édition de son livre, ainsi que des tirages –
Vous pouvez aussi me lire en consultant les pages de la revue numérique indépendante Le Poulailler