Le poète de l’époque classique Matsuo Munéfusa (1643-1694), dit Bashô, « le bananier » (idéogramme de la couverture), connu en Occident pour sa maîtrise dans l’art de la composition des haïkus, écrivit surtout des textes en prose.
Rassemblés sous la houlette savante de René Sieffert (préface éclairante), les sept Journaux de voyage de Bashô, écrits durant les dix dernières années de sa vie à l’occasion de pèlerinages dans des lieux réputés pour leur beauté et leur haut degré de spiritualité, mais aussi à l’occasion de « sortes de tournées de conférences effectuées à l’invitation des groupes formés par ses anciens élèves essaimés en province », manifestent la qualité poétique d’un regard attentif aux détails des paysages traversés comme à la finesse des sensations éprouvées.
Ecrits par un marcheur (généralement habillé en robe de moine) au lyrisme nourri par la présence d’une nature de matin du monde, les beaux textes en prose de Bashô sont parsemés de brefs poèmes inventés/trouvés in situ, dont on comprend vite qu’ils perdraient beaucoup de leur saveur à être détachés de leur contexte d’origine.
Il y a dans le haïkaï un sens de la vivacité, un goût de la liberté sous contrainte (formelle), une charge d’humour, un concentré d’observations, un plaisir de rendre compte de la trivialité du quotidien, qui offre dans ces carnets un moment de méditation à la fois surprenant et allègre, interrompant la prose par d’une formule d’intensité, arrêt de stupeur ponctuant la pérégrination, caillou poli posé sur les ailes déployées d’une chauve-souris se rêvant papillon.
L’image exotique du maître de poésie portant sandales de paille et tenant une canne de frêne ajoute encore un peu au charme de l’exercice de lecture.
Accompagné d’un disciple, samouraï ou simple guide, Bashô voyage, notant à la volée (« choses vues ») le passage d’une abeille, la splendeur d’un champ de colza, le balancement de l’armoise sous le vent.
Il y a du François Villon chez ce vénérable – « Dussent blanchir mes os / jusques en mon cœur le vent / pénètre mon corps » – bout de Bouddha parcourant la campagne par temps de pluie ou de sécheresse, vivant de cours particuliers donnés à de riches amateurs de poésie, tout en célébrant l’habileté de ses pairs : « Ces femmes qui lavent / des patates si j’étais Saigyô / en vers chanterais »
A Kashima, à quelques dizaines de kilomètres au nord d’Edo (second journal de voyage), Bashô veut contempler la pleine lune de l’automne, après avoir rendu visite au maître de zen Butchô, mais « être venu de si loin pour voir la lune, et cela en vain, quelle déception ! »
Qu’emporter pour de telles courses ? « Je porte sur mon dos, emballés dans une toile, une robe de papier pour la nuit, une sorte de cape, une écritoire, des pinceaux, du papier, des médicaments, une boîte de provisions, si bien qu’avec mes jambes débiles et mon corps sans fores, je me sens tiré en arrière, et je n’avance point. Des peines sans nombre m’accablent. » (Le carnet de la hotte)
Il faudra pourtant par la suite passer un pont suspendu, quarante-huit tournants, ne pas craindre le vertige (route sauvage de Kiso), se tenir en équilibre sur des sentes étroites, ravauder une culotte déchirée, appliquer le moxa « sur la rotule », se relever, endurer la fatigue, faire des dévotions, escalader, trébucher, se reposer sous un saule, glisser dans une source chaude, se recueillir devant la stèle aux inscriptions rédigées par quelque poète célèbre, croiser des ermites, se frayer un passage « parmi les bambous nains », demander l’hospitalité, pour enfin, peut-être, « sentir un total détachement » envahir le cœur.
Tombent en tourbillonnant des fleurs de prunier.
Naissent des boutons d’acacia.
Dorment des courtisanes.
Cogne la grêle.
Et le poète de tenter d’écrire sa traversée des illusions.
« De ma robe d’été / jamais je n’en finirai / d’enlever les poux »
Bashô, Journaux de voyage, présentés et traduits du japonais par René Sieffert, éditions Verdier, 2016, 130p – parution le 27 octobre 2016
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« Non point que je tinsse pour autant à jouir à jamais de la solitude ni à dérober mes pas par monts et par vaux. Quelque peu maladif, la société des hommes me pèse, et je ressemble en cela à ceux qui ont renoncé au monde. Quand je médite sur les misérables erreurs que j’ai commises au fil des ans et des mois, j’envie parfois la sécurité qu’assure un emploi, et si parfois je fus tenté de franchir la porte de la retraite du Bouddha ou de la cellule du Fondateur, je me tourmente au gré des vents et des nuages sans but, je m’emploie à chanter les sentiments qu’évoquent les fleurs et les oiseaux, et j’en ai même pour un temps fait un moyen de sustenter ma vie, si bien qu’en dépit de mon absence de capacité et de talent, j’ai fini par m’attacher à cet art. » (Notes de la demeure d’illusion)