
Vivant en France depuis de nombreuses années, la photographe allemande Brigitte Bauer a construit avec Haus Hof land (éditions Analogues) un livre questionnant de façon doucement ironique la notion d’Heimat, de terre natale.
Le propos n’est pas explicatif, ou étroitement vernaculaire, mais de portée universelle quant aux notions de racines et de déracinement.
L’ailleurs commence aussi, d’abord, chez soi, en soi.
Après l’excellent D’Allemagne (Images en Manœuvres Editions, 2003), Brigitte Bauer a créé un climat, des silences, des énigmes sans inquiétude, propices à une réconciliation d’avec elle-même.
Livre apaisé, Haus Hof land est aussi l’œuvre d’une « transfuge de classe » (Annie Ernaux) offerte en offrande à son pays premier.

Haus Hof Land, votre dernière publication (éditions Analogues) est un livre sans parole, mais comportant sur feuille dépliable bleue un ensemble de mots en français et en allemand. Pourquoi ce choix ?
Au départ, je ne voulais pas de texte du tout. J’aimais bien l’idée que le regardeur / lecteur puisse se perdre un peu dans les images, sans avoir d’autre clé que ce qu’elles livrent elles-mêmes. Mais une fois la maquette de Haus Hof Land terminée, c’est en feuilletant le pdf que des mots sont venus, spontanément si je puis dire, accompagner les images. Même pas à voix haute, juste dans ma tête. Des mots qui désignaient les choses, les situations, des mots assez descriptifs dans l’ensemble. Parfois ces mots venaient en allemand, parfois en français. C’est à ce moment-là que j’ai repensé à ce jeu de l’abécédaire, Stadt Land Fluss, qui m’avait déjà inspiré pour le titre du livre, et j’ai organisé les mots venus spontanément en abécédaire franco-allemand. La feuille n’est pas reliée physiquement au livre parce que je pense que, d’une part, elle peut être lue seule, et faire venir des images (en fonction de l’imaginaire de chacun), et d’autre part, elle peut se trouver à côté du livre et en feuilletant celui-ci, les résonances, correspondances, liens, entre images et mots peuvent être explorés librement.

A quoi renvoie précisément le vert de la couverture de votre ouvrage ? Au paradis des amours enfantines ?
C’est un choix plus intuitif que rationnel. Ce vert résonne avec l’esprit d’une enfance à la campagne ; je le ressens aussi loin du vert trop fort de certaines pommes que du vert épais et glauque de l’univers des uniformes (aussi appelé « vert Derrick », de manière informelle bien sûr). Je le trouve beau et juste car à la fois léger et dense, et grave juste ce qu’il faut.
Le titre Haus Hof Land évoque-t-il la notion d’Heimat ?
Oui, si on considère que le sentiment d’appartenance résonne dans le sens de ce mot intraduisible (Haus Heim Hof Heimatland, etc.). Mais ces trois mots comportent aussi une progression d’un intérieur vers un extérieur (Hof = à la fois la ferme et la cour) puis vers un ailleurs.

Quels sont les principes esthétiques de votre livre ? Comment l’avez-vous pensé ?
D’un point de vue formel d’abord, j’ai opté pour le format carré pour deux raisons distinctes : il place Haus Hof Land dans la continuité du livre précédent, D’Allemagne, et c’est aussi un format courant pour des livres destinés à un jeune public. La couverture en mousse, douce au toucher, va dans ce même sens. Le séquençage s’organise autour des photographies de personnages (tous sont des membres de ma famille ou des amis proches), à commencer par la petite fille du début. Je cherche à retranscrire quelque chose de musical dans la façon dont les images se succèdent : du silence, une bribe de narration, un début d’une possible histoire, des petites énigmes (que peut bien nous dire la double page avec le garçon qui rit à gorge déployée, en face d’un champignon en gros plan ?), puis du silence à nouveau, à travers un regard absent, dirigé vers la soupe ou vers la télévision, etc. etc. Il n’y a aucune logique chronologique dans ces suites, mais j’ai essayé d’instaurer une continuation non narrative qui amène, au fil des pages, à poser un climat de ce que pourrait être une enfance à la campagne, résumée d’une certaine façon par la dernière photographie du livre avec cette luge qui pourrait s’appeler Rosebud.

Le motif de la maquette, des figurines miniatures, se retrouve à plusieurs reprises dans cette œuvre. Avez-vous conçu votre livre comme un microcosme, à la croisée de la grande et de la petite histoire, entre racines et déracinements, persistance de traditions vernaculaires et départ définitif ?
Les maquettes et figurines renvoient aussi bien aux jeux d’enfants qu’aux défilés, très nombreux et très sérieux ; c’est aussi un regard légèrement ironique sur ces traditions, dans de multiples domaines, qui sont toujours très présentes dans cette région. Les défilés folkloriques, par exemple, n’ont rien de touristique, beaucoup de jeunes s’y retrouvent, c’est vraiment un signe d’appartenance, d’adhésion, très fort. Je perçois la persistance de ces traditions et aussi le poids de la religion plutôt comme un refus de s’ouvrir (quelque chose doit continuer parce que cela a toujours été comme ça, ou ce genre de raisonnement). Par contre, je n’ai pas pensé à la Grande Histoire ici ; de cela il a été question dans le précédent livre, avec certains des lieux visités (Weimar, Dessau…) et surtout à travers les questions abordées avec Cécile Wajsbrot dans nos entretiens.
Haus Hof Land est-il essentiellement de nature autobiographique ou rétrospective ? Est-ce un livre de retrouvailles ?
J’ai très tôt senti le besoin de m’extraire de cet univers, et j’y suis en même attachée car c’est ce qui a contribué à me former, évidemment. La part autobiographique est assumée mais j’aimerais que le lecteur puisse s’y retrouver à son tour, que cela dépasse l’histoire personnelle pour faire écho à l’histoire de tout un chacun, à l’enfant qui sommeille encore quelque part en chacun de nous.

Que reste-t-il de l’Allemagne en vous qui êtes née au pays de Goethe, en Bavière, et vivez depuis longtemps dans celui de Voltaire ?
Au-delà des clichés – je pense être quelqu’un d’assez ordonné, j’aime la ponctualité, etc. -, je peux dire aujourd’hui que je me suis réconciliée avec ma part allemande, qui n’est plus un poids mais est devenu une richesse.
Au cœur de l’ouvrage, une image en noir et blanc montrant deux adolescents intrigue. Pouvez-vous la commenter ?
Comme pour tous les portraits, il s’agit de proches, en l’occurrence les enfants d’une amie. C’est une des photographies les plus anciennes du livre (d’où le noir et blanc), réalisée alors que j’étais en première année d’études de photographie à Arles. Je venais de découvrir les portraits de Diane Arbus et l’intensité du regard de ces deux enfants fait écho au choc de cette découverte. Et comme dans la plupart des portraits que j’ai réalisés par la suite, qu’il s’agisse de ceux du livre ou d’autres, leur regard est intense, il fixe le spectateur, on se sent presque épinglé.

Quel est votre lien à l’Allemagne rurale qu’évoque votre livre ? Vous qui exposez dans des musées prestigieux, vous sentez-vous comme une transfuge de classe, pour reprendre l’expression de la romancière Annie Ernaux ?
Je ne connaissais pas cette expression mais oui, c’est très vrai. Au besoin de m’extraire de mon milieu d’origine – comme je l’ai déjà évoqué précédemment, un univers qui m’a à la fois construite et étouffée -, c’est cependant un temps mêlé une certaine culpabilité. Viser autre chose que ce à quoi j’étais destinée, cela signifiait aux yeux de mes parents que leur milieu n’était pas assez bien pour moi. A dix ans, j’exprimais le désir d’aller au lycée, du jamais vu dans la famille, et il m’a à l’époque fallu un an de combat et l’aide précieuse de mon instituteur pour y arriver. Ce n’est que plus tard qu’ils sont arrivés à accepter ce fait, et à en être fiers, sans me le dire directement, des premières réussites. Encore aujourd’hui, il m’arrive de ne pas me sentir à ma place, tout simplement parce qu’il y a une certaine aisance en société qui, j’en suis persuadée, ne s’acquiert pas à l’âge adulte, seulement si on grandit avec.
La petite fille ouvrant le livre, yeux grand ouverts, presque effarés, joliment habillée de façon désuète, vous représente-t-elle ? Il y a dans son visage et sa situation générale comme un déphasage peut-être très symbolique.
Il s’agit de ma nièce, et si j’ai mis cette image en introduction, c’est bien parce qu’elle me ressemblait à cet âge-là. L’intensité de son regard, l’inconfort qu’elle semble ressentir dans ses habits du dimanche, me renvoient à ce type de situations. Mais, une fois de plus, j’espère que le simple aspect autobiographique puisse être dépassé, que cette jeune fille en incarne aussi bien d’autres.

Haus Hof Land me semble résonner directement avec votre livre de 2003, D’Allemagne, quelques images étant d’ailleurs les mêmes. Quels liens voyez-vous entre ces deux ouvrages ?
Il y a deux ans lorsque l’idée d’un nouveau livre a commencé à surgir, j’ai d’abord pensé faire une véritable copie du livre D’Allemagne, en gardant la même forme, mise en page, remplaçant seulement les images par d’autres, plus récentes. J’avais même sollicité Michel Poivert pour une nouvelle préface, et Cécile Wajsbrot pour une suite de nos entretiens. Après des premiers essais, assez poussés (trois versions, comme trois « répliques »), la démarche s’est avérée à mes yeux de plus en plus stérile et, tout en gardant la même taille de livre (gardant ainsi un lien formel), j’ai entièrement refait la sélection d’images, d’ailleurs sans m’interdire d’en réutiliser certaines. Haus Hof Land, sans être une suite, est bien sûr dans la continuité du libre D’Allemagne. Je pense, à ce jour, qu’il n’y aura pas de troisième ouvrage, mais je me rends compte qu’en disant ceci je me laisse déjà une porte ouverte.

Vous participez actuellement à la BNF à l’exposition collective Paysages français, une aventure photographique 1984-2017. De quelles séries vos images sélectionnées sont-elles issues ? Quelles tonalités particulières peuvent-elles avoir dans l’ensemble de l’exposition ?
Dans cette exposition, je présente deux travaux différents : d’une part, un ensemble de six photographies issues d’une commande publique sur Marseille (Euroméditerranée) en 2002-2003 où je traitais de la persistance du quotidien dans un contexte de rénovation urbaine, et dans la dernière partie de l’exposition, une vidéo réalisée dans le cadre du projet collectif France(s) territoire liquide : un autre quotidien, celui de mes promenades avec ma chienne, qui en complément aux photographies (la série « Dogwalk », non présentée ici), filmait parfois nos promenades, me filmant ainsi en (la) photographiant ; c’est une sorte de making-of de la série de photographies, mais aussi l’expression des liens et de la complicité entre elle et moi.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Brigitte Bauer, Haus Hof Land, Analogues, 2017
Brigitte Bauer, D’Allemagne, préface de Michel Poivert, dialogue entre Cécile Wajsbrot et Brigitte Bauer, Images en Manœuvres Editions, 2003
Exposition à la BnF (Paris) Paysages français, une aventure photographique 1984-2017, du 24 octobre 2017 au 14 février 2018
