
Catherine Rebois a conçu pour la galerie parisienne Topographie de l’art une superbe exposition consacrée à la notion d’expérimentation photographique, proposant des travaux d’artistes très différents.
Dans les œuvres choisies ici, la question du risque et la recherche de nouveaux territoires sont fondamentales.
L’approche du médium photographique envisagé comme champ de déplacement tellurique est donc pour Catherine Rebois, par ailleurs photographe plasticienne et enseignante, plurielle, plurivoque, multiple.
Rendez-vous donc le plus vite possible dans une exposition très stimulante pour l’esprit, et dont la liberté formelle ouvre avec joie les portes de perceptions nouvelles.
Comment définiriez-vous le concept d’expérience photographique ? Vous avez écrit notamment le livre De l’expérience à l’identité photographique – publié en 2014 chez L’Harmattan avec une préface de Françoise Paviot -, fruit d’une thèse de troisième cycle sur le sujet de l’expérience.
Il ne s’agit pas avec l’expérience de se contenter de regarder ou de constater un résultat. L’expérience photographique relève de choix fondamentaux, de ceux qui dérogent aux règles sans savoir ou cela va mener. C’est prendre des risques, comme celui de montrer des tentatives de recherche qui n’ont sans doute plus rien à voir avec ce que l’on voudrait que la photographie soit. C’est aller au bout de ses idées sans en déroger, au risque de déranger. C’est peut-être aussi remettre en question le médium de ses supposées fonctions pour en ré-envisager d’autres. C’est faire tomber tous les préjugés afin d’aller plus loin, d’investir autant corporellement qu’intellectuellement son travail. C’est réactualiser les sens premiers. C’est inventer et se re-inventer afin de se confronter. C’est savoir prendre le recul nécessaire afin d’envisager le monde sans en être ou en rester prisonnier. C’est à ce prix que quelque chose peut encore émerger, interroger et être créatif.

Comment avez-vous pensé votre accrochage, son rythme, sa musique ?
L’accrochage est un long processus qui prend du temps, qui se réfléchit. C’est envisagé sans imposer. L’accrochage doit accompagner l’idée d’origine qui est le point de départ de l’exposition, en l’occurrence ici l’idée d’expérience. L’accrochage doit aussi accompagner ce qui a sous-tendu toutes les recherches et qui ont amené à faire le choix des artistes présents. La diversité des univers de chacun d’eux est un choix délibéré, car c’est aussi cela qui est intéressant, la confrontation des mondes qui donnent à voir au spectateur ce qui réunit ces artistes et ce qui les distingue. Il ne s’agit en aucun cas de lisser, mais de faire émerger chacun d’eux. L’accrochage ici oblige à penser le vivre ensemble.
Patrick Bailly-Maître Grand, Anna et Bernard Blume, Pierre Cordier, Rodolf Hervé, Garry Fabien Miller, Gabor Osz, Caroline Reveillaud, Georges Tony Stoll, Joel-Peter Witkin et vous-même comme photographe : selon quels critères avez-vous choisi ces auteurs aux esthétiques très différentes ? Cherchez-vous à montrer l’étendue possible du médium photographique en termes de déplacements et d’expérimentations, ou, pour reprendre le vocabulaire deleuzien, de percepts ?
Les deux notions sont essentielles, la différence, ce qui distingue et rassemble, et le percept qui est à l’art l’équivalent du concept pour la philosophie. La photographie n’est pas qu’une technique ni un instrument de reproduction, c’est depuis les années 60 un médium. La technique réduite à son utilité et à un savoir-faire n’a pas grand intérêt, mais une technique au service d’idée prend un tout autre sens.
Quelles pièces auriez-vous souhaité montrer, dont le prêt n’a pas été possible ?
Oui, c’est une vraie question, car il y aurait beaucoup de choses à dire sur la difficulté d’emprunter des œuvres. L’emprunt d’une œuvre dans les institutions est quasiment impossible tellement ces établissements mettent de contraintes administratives, de réunions et de commissions pour délibérer, qui peuvent prendre plus de six mois… C’est une aberration et quand ce n’est pas les institutions, la décision reste suspendue au bon vouloir du galeriste dont les raisons sont bien souvent obscures et pas très glorieuses. Ils ne servent pas les artistes qu’ils représentent. Malgré tout, j’ai eu la chance de travailler cette fois encore avec des galeristes qui ont avant tout l’intelligence et le désir de montrer et de faire vivre le travail de leurs artistes et cela doit être souligné. Vous comprenez que dans ces conditions je ne vous donnerai pas de noms de certains artistes dont j’aurais aussi aimé avoir certaines œuvres, d’autant plus que l’exposition ainsi faite avec les artistes présents est passionnante.

Je voudrais souligner également à quel point Topographie de l’art est un lieu unique dans Paris pour permettre que ce genre d’exposition ait lieu. C’est d’une générosité pour l’art contemporain incroyable. Il est au-delà des modes du moment… Il est dans rapport au créatif exigeant et qui justement permet de prendre le recul nécessaire à une réflexion afin de garder une autonomie fondamentale. Les expositions sortent des sentiers battus et poussent toujours à regarder plus loin.
Quels ont été vos doutes durant la préparation de l’exposition ?
Le doute est présent à chaque instant dès lors qu’il faut prendre une décision ou faire un choix, et c’est permanent à partir du moment où le projet se concrétise. Monter une exposition est une sacrée responsabilité à partir du moment où vous estimez que l’art est fondamental dans une société et les artistes nécessaires et incontournables pour restituer une vérité du monde.
Vous tenez à vous définir comme photographe plasticienne. Pourquoi ?
Sans doute par ce que mon travail s’entend au-delà du mur et plus en résonnance avec l’espace.
Vous proposez une série de six images intitulée Entêtement. Pourriez-vous la présenter ? La question du genre est-elle une de vos problématiques récurrentes ?
Oui, la question du genre “humain“ si vous l’entendez comme cela puisque je peux m’interroger également sur son rapport à l’animalité. Ce que je présente dans cette exposition est un nouveau travail Entêtement. Il questionne la notion d’identité, mais pas une identité sociale, une re-connaissance à soi-même. Comme une deuxième naissance. La première est l’arrivée au monde encombrée du contexte, du milieu avec un héritage et des projections qui ne vous appartiennent pas, la deuxième est une prise en compte de soi-même. C’est ce moment-là qui m’intéresse, il passe par une confrontation, un geste important. Il s’agit d’acter une transformation qui met à nu et qui est le signe d’une mutation, d’un positionnement différent, une appréhension du monde plus ancrée dans la réalité et la place qu’on envisage pour soi. C’est un moment de vérité à soi-même. Un dépouillement.
Il y a dans votre travail un intérêt premier pour le corps, dans son morcellement et ses postures chorégraphiques. L’expérience de spectatrice de danse nourrit-elle votre regard ?
Oui, un corps nous est donné, on ne le choisit pas et il y a dans mon travail une vraie curiosité pour cette donnée incontournable et ce qu’on en fait. C’est une négociation permanente. Oui, bien sûr, la mouvance du corps est elle aussi une singularité. La chorégraphie n’entre pas comme considération dans mon travail, la chorégraphie est une mise en scène, ce qui n’existe pas dans mon approche. Bien entendu, je suis spectatrice de mises en scène contemporaines de chorégraphes. C’est en soi un lieu de création singulier et passionnant.
Nombre de photographes avouent aujourd’hui leur frustration face à un médium leur semblant dans une forme d’impuissance face à la peinture, le dessin ou même la musique. Votre exposition cherche-t-elle à contredire cette vision pessimiste ?
Oui bien sûr, ce genre de considération appartient à des gens qui peut-être ont un regard fatigué, blasé, mais cela leur appartient et ce n’est vraiment pas une vérité, ni la réalité de ce qu’il se passe. Un médium évolue en permanence, et le propre du contemporain est précisément de remettre en question en permanence les interrogations qui sous-tendent les œuvres et la manière de les restituer. On voit précisément dans l’exposition Expérience photographique que les propositions sont riches, innovantes, complètement originales et que ce sont des œuvres qu’on ne voit que très rarement. La pression pour la photographie qu’exercent certains acteurs, avec l’obligation documentaire qui arrange tout le monde, genre qui est en soi respectable et passionnant, mais pas quand il n’y a plus de salut pour autre chose.
La plus jeune des artistes exposés est Caroline Reveillaud, née en 1991. Comment comprenez-vous son travail ?
Son travail questionne l’idée d’archive et d’espace. Tout à coup, elle donne du volume à un médium qui est considéré comme une surface. Elle parle de sculpture en image : « Il s’agit de voir le livre non plus comme cet objet que l’on tient, mais comme un objet qui se décline et devient architecture faite de perceptions et de phénomènes sensibles propres à la lecture. »

Vous avez choisi de présenter de Joel-Peter Witkin des œuvres peu connues. Distinguez-vous des lignes de faille, ou des périodes, dans son grand œuvre ?
Non, son œuvre est une constante et un ensemble qu’on ne peut compartimenter, c’est un ensemble, mais c’est vrai qu’il y a une certaine poésie brutale et crue dans son travail qui fait qu’on ne voit et ne parle que de ça. J’avais envie de montrer et de souligner la richesse de son univers au-delà de ces considérations.
Vous montrez des Chimigrammes du Belge Pierre Cordier (né en 1933) qui sont des pièces fabuleuses et rares appartenant à la MEP. Comment décrire cette technique ?
C’est une technique qui lui appartient et dont il est l’inventeur. Rien que cela constitue un positionnement pertinent. Encore une fois la technique est essentielle, mais je ne crois pas qu’il faille n’y voir que cela devant ses œuvres. Elle n’est pas si compliquée cette technique, elle est originale et c’est la perception de ce qui s’en dégage qui est fascinante.
Les photographies de Rodolf Hervé, décédé en 2000, sont d’une très belle sensualité. Faut-il le considérer comme un artiste essentiel de l’underground hongrois ?
Oui, il est un des premiers à désacraliser la belle image photographique et à y intégrer du tremblement, du doute, des failles dans ce qu’il donne à voir.
Quels sont vos actuels projets photographiques ?
Dans mon approche, qui “observe“ et questionne le genre humain, je vais, après m’être interrogée sur l’identité, me confronter dans un nouveau travail à la question du genre et du changement d’identité. C’est une problématique qui résonne de plus en plus, qui oblige à porter un regard qui nous demande un effort de compréhension et qui remet en cause bien des enjeux sociaux. C’est en cela que cette thématique m’intéresse. Ce travail fera l’objet d’une exposition à Genève au mois de mai. J’espère concevoir un nouveau livre sur mon travail photographique très prochainement. Par ailleurs, j’enseigne et c’est un vrai engagement également qui demande du temps. Des projets, il y en a beaucoup, il faut ensuite se donner les moyens de les concrétiser et de les porter.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Exposition Expérience photographique, avec Patrick Bailly-Maître Grand, Anna et Bernard Blume, Pierre Cordier, Rodolf Hervé, Garry Fabien Miller, Gabor Osz, Caroline Reveillaud, Georges Tony Stoll, Joel-Peter Witkin, Catherine Rebois, commissariat Catherine Rebois, à l’Espace Topographie de l’art (Paris), du 13 février au 12 avril 2018
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