Quel plaisir que de ne rien connaître (ou presque) du sujet sur lequel on va écrire.
Le travail quand il est de cœur crée le travail d’enthousiasme, ouvre les yeux, élargit la conscience, émancipe.
Vous voyez en couverture du livre qui vous importe aujourd’hui, Indiennes. Un tissu révolutionne le monde !, une scène charmante et dramatique issue du roman de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie (1788).
Nous sommes au Siècle des Lumières, des personnages volent comme chez Chagall, une femme se pâme, soutenue par son amant, un navire fait naufrage, une barque est tirée.
Il y a une atmosphère de conte oriental, une douce folie d’aventure.
Consacré aux « toiles des Indes » appelées aussi « toiles peintes », Indiennes est un livre inattendu et formidable consacré à l’un des premiers produits mondialisés, dont l’importance fut peut-être aussi considérable que celle du commerce des épices, les cotonnades imprimées venues d’Inde.
De couleurs vives, pouvant être lavées facilement, à la différence des draps de laine, les indiennes, ornées d’abord de motifs persans ou orientaux, vont conquérir à partir du milieu du 17ème siècle l’Europe et le Nouveau Monde.
Imitées et produites par les manufactures de Jouy, Nantes, Bordeaux, Abbeville, Rouen, Bolbec, et en Alsace, les toiles peintes ont aussi fait la fortune des industriels suisses, ayant bénéficié de l’installation en terre huguenote, notamment à Neuchâtel, d’excellents artisans français après la Révocation de l’Edit de Nantes (1685) : « C’est par millions de livres, précise dans un propos introductif Helen Bieri Thomson, que la Suisse achète aux quatre coins du monde, chaque année, des toiles de coton à imprimer et les indispensables teintures. »
Convoitées d’abord par les élites des pays européens, les « toiles peintes » sont bientôt adoptées par les classes moyennes et populaires (excellent texte de l’historien Patrick Verley) bénéficiant d’une politique de prix avantageuse, la Compagnie des Indes ayant stratégiquement accepté de baisser ses marges afin de multiplier ventes et profits.
Le goût est aux indiennes, qui durera plusieurs décennies : « La mode des indiennes s’est emparée de toute l’Europe aux XVIIème et XVIIIème siècles. Produits de luxe à l’époque de Molière, celles-ci auraient ensuite conquis toutes les catégories sociales. Leur usage ayant été interdit dans nombre de pays, la frénésie d’en posséder aurait été telle que, quelques sévères qu’aient été les sanctions, la plupart des femmes en auraient, à en croire les témoignages de l’époque, porté sans crainte des robes dans les rues. »
Illustrées de scènes de romans, d’opéras, de sujets politiques ou de motifs végétaux, les indiennes se retrouvent dans de nombreux domaines de la vie quotidienne, l’habillement, la literie, l’ameublement en rideaux, les tentures, et les garnitures de meubles.
« En 1770, 13% des vêtements féminins populaires – toutes fibres confondues – sont à fleurs et à ramages, 15 % à carreaux, 19 % rayés, 3 % à dessins et à pois, contre 50 % unis. Cela expliquerait l’importance probable dans le commerce des indiennes de pièces modestes, comme les mouchoirs de marin ou les fichus, à une époque où les femmes du peuple diversifient leur apparence par des rubans, signe d’une faible progression de pièces principales du vêtement. Loin d’être une « folie » subite [on parle alors de calico craze] qui s’empare des Européens, la consommation des indiennes progresse lentement et tardivement. » (je ne sais pas pour vous, mais la lecture d’un tel paragraphe me fait jubiler) (comme le dit mon ami américain Roger Salloch : « That’s the real life my friend ! »)
Sur les quais de Nantes, Lorient, Saint-Malo, à Paris, l’engouement pour les indienneries est considérable, et les caisses sont pleines de tissus, qui sont des chefs d’œuvre, qu’un amateur devenu expert international en la matière, Xavier Petitcol, rassemble depuis près de quarante ans, constituant une collection exceptionnelle, achetée pour une part par le Musée national suisse qui présente actuellement ses superbes acquisitions au Château de Prangins, dans le canton de Vaud.
Gilets, jupes, caracos, spencers, habits d’enfants, corsages de toutes sortes, conquièrent les marchés américains et africains, avant qu’à la fin du XVIIIème siècle le goût de l’antique ne revienne, à la suite des premières fouilles de Pompéi et d’Herculanum.
Pour tout connaître des techniques de fabrication ancestrales et des colorants végétaux comme la garance, de l’importance des navigateurs portugais du XVIème siècle et des lits dits « à la duchesse » avec rideau coulissant sur tringle, le catalogue qu’ont confectionnés le Musée national suisse et les éditions La Bibliothèque des Arts est d’une précision somptueuse.
Pour savoir ce qu’est un « chef de pièce », un « calandage », un « contre-fond », un « chintz », « une siamoise », un « palempore », rien de plus facile, puisqu’un glossaire en fin d’ouvrage définit ces termes.
Mais, point trop de science, et place à la volupté des indiennes à motif de danse galante, des imprimés à sujet biblique et scènes de vie familiale, aux toiles peintes inspirées de tableaux bucoliques.
« En 1764, rappelle Helen Bieri Thomson, critiquant l’engouement pour les indiennes qui poussaient certains à abandonner l’agriculture au profit de l’industrie, Rousseau se plaignit que, pour vivre, il faudrait bientôt ‘manger des montres et des toiles peintes’. »
Objet actuel de recherches scientifiques multiples, les indiennes n’ont pas fini de nous révéler leurs beautés, et secrets.
Indiennes. Un tissu révolutionne le monde !, ouvrage collectif, sous la direction de Helen Bieri Thomson, Bernard Jacqué, Jacqueline Jacqué et Xavier Petitcol, avec des contributions de Helen Bieri Thomson, Alexandre Fiette, Bernard Jacqué, Jacqueline Jacqué, Liliane Mottu-Weber, Xavier Petitcol, Margret Ribbert et Patrick Verley, Château de Prangins – Musée national suisse / La Bibliothèque des Arts, 2018, 234 pages – 250 illustrations couleur
Exposition Indiennes. Un tissu révolutionne le monde !, présentée au Château de Prangins, près de Nyon (Vaud), du 22 avril au 14 octobre 2018, et au Landesmuseum de Zürich, du 30 août 2019 au 19 janvier 2020
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