

C’est un livre dont on ne sait presque rien, et qui enchante par la puissance de ce qu’il déploie.
Nous sommes en Bolivie sur la grande petite île du Soleil (la Isla del Sol), située sur le lac Titicaca, qu’a photographiée l’artiste espagnol Eugeni Gay Marin, de 2010 à 2016.
Le relief y est accidenté, où poussent entre les ruines datant de l’époque des Incas des eucalyptus.

Des indiens d’origine quechua et aymara y vivent encore – moins de deux mille habitants – pratiquant l’élevage, l’agriculture, l’artisanat.
On y rendait un culte au soleil, mais à 4000 mètres d’altitude les orages frappent plus souvent les âmes que le dieu Inti.
Eugeni Gay Marin sait tout cela, qui y redécouvre les traces des Amérindiens, celles d’un monde premier, d’un champ d’énergie.

Son livre est un mystère, une évidence, un espace de solitudes et de hautes densités.
Le ciel engloutit la mer d’où émerge des nuées quelque caillot noir.
Passent un rapace, de drôles de chapeaux, des étincelles, tout est bien, tout est fou.
Comme dans le fabuleux film du Chilien Patricio Guzman, Nostalgie de la lumière (2010), les astres côtoient ici les hommes, les ciels et la roche.

Chacun vaque à ses occupations, mais la sensation générale est celle de l’immémorial.
Eugeni Gay Marin construit un livre où il fait bon se perdre parce qu’y domine, malgré le disparate des situations et des vues, une impression d’unité entre toutes les choses.
La Isla del Sol est un labyrinthe fertile, aiguisant les perceptions, déroutant les certitudes.

En gros plan sur une double-page se présente un dos ligné de sueurs. La lumière y est épiphanique, comme dans un tirage Fresson de Didier Ben Loulou.
Mais la nuit progresse, renvoyant le spectateur à l’inconnaissable.
Quand dominent un peu partout aujourd’hui les anti-valeurs de l’uniformité marchande, un livre inattendu crée un trou d’opacité, une grotte amniotique où s’abandonner avec effroi et volupté au flot de ses rêveries.
Eugeni Gay Marin, Desde la isla cuantica, Ediciones Anomalas, 2018


