Il y a entre l’oubli et la mémoire une étrange dialectique : le ressouvenir n’est pas antagoniste de l’absence, il s’appuie même sur le manque pour établir des points de vérité.
Pour retrouver Clémence, jeune femme de la fin du XIXe siècle, il faut savoir l’oublier en l’aidant à renaître.
Tel est le projet de Michèle Audin dans Oublier Clémence, petit livre de grande justesse – comme on célébrerait le métier impeccable d’un ajusteur-fraiseur – publié par Thomas Simonnet dans la belle collection qu’il dirige chez Gallimard, L’Arbalète.
La biographie d’une ouvrière, ce sont quelques lignes au bas de l’Histoire, un codicille tout au plus, mais dont toute l’importance réside dans le tremblement des signes qui le composent : « Clémence Janet est née le 2 septembre 1879 à Tournus (Saône-et-Loire). Sa mère était couturière et son père tailleur de pierres. Elle était ouvrière en soie. Elle s’est mariée le 27 février 1897 à Lyon (5e arrondissement) et a donné naissance à deux enfants, Antoine (29 août 1897-14 septembre 1897) et Louis (13 février 1900-23 juin 1977). Elle est morte à Lyon (2e arrondissement) le 15 janvier 1901. »
Ces quelques phrases, Michèle Audin entreprend de les animer, non pas à la façon d’une historienne de l’épique, mais d’une femme attentive à la vie d’une autre femme, consciente de la précarité qui unit, et de la nécessité de recréer en chair de verbe les vies secondes englouties dans le décor des représentations dominantes.
L’inventivité du dispositif de son texte peut faire songer à une installation de Christian Boltanski agitant des fantômes, des costumes, des noms.
Les pages sont courtes, qui reprennent avec soin un à un tous les mots de la notice biographique pour les déployer un peu : Clémence / Janet / est née / le 2 septembre / 1879 /…
Il ne s’agit pas ici pour l’auteure de faire étalage de science, et de prouver la hauteur de ses recherches, mais d’être fidèle, humblement, à une aînée dont la vie, très courte, ne fut pas facile.
Même à ceux qui ne sont rien, la France offre une inscription à l’état civil, leur accordant une place dans le destin collectif de la nation.
Page est née : « On naissait à la maison. Les femmes accouchaient seules, avec l’aide d’une sage-femme, ou d’un médecin pour les plus aisés. C’est une sage-femme qui est allée déclarer la naissance de Clémence. »
Page était couturière : « Lingère, tailleuse, mais aussi giletière, culottière, corsetière… beaucoup de métiers différents, qui ont tous disparu depuis l’avènement du prêt-à-porter. Disparu, vraiment ? Il n’y a pas d’ouvrières qui cousent, fabriquent, en Asie, les vêtements que nous achetons ? »
Ecrivain, mathématicienne, et fille du communiste Maurice Audin (lire Une vie brève, 2013) mort sous la torture en juin 1957, Michèle Audin, fidèle à ses origines, est de gauche, féministe, et considère l’écriture, au-delà des jeux formels oulipiens pouvant l’intéresser pour la fécondité de leurs contraintes, comme la voix des sans-voix.
« Clémence n’est pas une héroïne de roman », c’est une héroïne ordinaire, dont le premier enfant est mort très vite, alors que Louis son cadet, qui avait onze mois quand sa mère est morte, a connu une importante descendance (dix-neuf petits-enfants), de sorte que l’ouvrière « a joué un rôle, non seulement dans la production des richesses du capitalisme en expansion, mais aussi dans la transmission du patrimoine génétique. »
« D’une famille dans laquelle on ne parle pas des morts », Michèle Audin endosse le rôle d’une passeuse d’âmes aux lisières des royaumes de l’Oubli.
Michèle Audin, Oublier Clémence, Gallimard, collection L’Arbalète, 70 pages
A reblogué ceci sur DENIS LEVIEUX PHOTOGRAPHE INFOGRAPHISTE.
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