La guerre, de vivant à vivant, par Gianni Stuparich, écrivain triestin

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« Nous avons avancé dans un silence sacré, tels de primitifs conquérants, mesurant à pas amples la terre incontestée, intrépides dans la conquête vierge. Maintenant en revanche nous sommes vulnérables, parce que nous avons creusé la tranchée et que chaque corps a travaillé pour son abri. L’enchantement est rompu : l’ennemi qui peut nous attaquer et au-devant duquel nous allons prudemment, existe, se précise, nous rassemble. »

L’Année 15 de l’écrivain triestin Giani Stuparich (1891-1961) est un journal de guerre, des notes quotidiennes, des impressions, des détails, la vérité des sensations quand la peur gagne et que les shrapnels éclatent, des instants de vie suspendue.

C’est un « document psychologique et personnel » sur les deux premiers mois de la Grande Guerre par un écrivain de frontière ayant rêvé par la suite à une Europe apaisée fédérant les nationalités.

Engagé volontaire dans les troupes italiennes, intellectuel, Giani Stuparich affronte la guerre et les Autrichiens aux côtés de son frère cadet Carlo.

La campagne vénitienne est muette.

On annonce des milliers de blessés.

Les corps des soldats, des bêtes maltraitées portant un paquetage cassant l’échine.

Epuisement, découragement, attente, joies frustes.

Il faut construire une tranchée, entendre des voix furieuses, se taire.

On, nous, la troupe, le troupeau.

Pieds en sang, yeux en sang, mains en sang.

Des ombres s’épient.

Un colonel, un prête, un caporal.

« On nous donne la permission de laver notre linge, par petits groupes. Nous retournons aux marécages. L’attrait de l’eau est irrésistible. Je me déchausse. Mes pieds gonflés, rougis, couverts de plaies à vif, se plaisent à se rafraîchir dans les mares, à toucher la vase molle et fraîche, entre les roseaux. Je vois que les autres se déshabillent. Je les imite. Et tandis que le tricot de corps, la chemise, les caleçons se gorgent d’eau en affleurant à la surface immobile, ça fait du bien de se frictionner les jambes au savon dur, de recueillir l’eau dans les mains en coupe et de se la verser sur la poitrine et le dos. On étend le linge, lavé tant bien que mal, et on voit l’eau qui s’évapore sous l’effet du soleil. Au-delà des roseaux, d’autres silhouettes nues ou à demi-nues, sur l’eau. Des clapotis étouffés, comme des lavandières muettes. Personne ne parle. »

Un sous-lieutenant, un capitaine, un sergent.

« La voûte atmosphérique au-dessus de nous est un tissu de sifflements, un réseau de fils d’acier, bourdonnant, jetés d’un côté invisible de l’air à l’autre. Notre capitaine s’est fait apporter une chaise d’une maison voisine ; il s’assied sur le talus, devant nous, le visage tourné vers la compagnie, et dit en souriant : « Quelle symphonie, c’est autre chose que du Wagner ! » »

Un grenadier, un fantassin, un artificier.

Courir, se tapir, se courber.

Sueurs, suées, fièvre du feu.

« La voix du lieutenant tremble, il se dresse sur les genoux, on l’entend murmurer : « maman, au secours » ; mais il fait son devoir. On le voit avancer presque à quatre pattes, sa voix nous parvient encore au milieu du grondement furieux des projectiles : « maman, au secours » ; puis il disparaît enter les arbres, sous la bordure. Nous sommes tous vibrants, tendus. Le temps est immobile. Le lieutenant revient en rampant ; il n’est pas mort, il a exécuté l’ordre qu’on lui a donné ; en rampant, il va en référer au capitaine. La fusillade se fait moins intense et puis cesse presque complètement. On recommence à somnoler. »

Gueules cassées ? explosées.

Ne pas perdre espoir.

Maman, mère, Sainte Vierge.

Pardon, pardon, pardon.

Artillerie, baïonnette, obus.

Bout de fer dans bout de chair.

« Je pense au temps où je reviendrai à ma vie normale. Dieu, redonne-moi vie, complétée par l’expérience de celle-ci ! »

Un bersaglier, un général, un tireur d’élite.

« La tranchée est chaude encore des corps qui viennent de la quitter, pour descendre à l’attaque ; c’est comme un lit, où d’autres créatures humaines, faites comme nous, avec le même tremblement dans la chair, se sont reposées, et qui à présent, ne serait-ce que pour de brefs instants, nous accueille et nous protège. Je n’ai jamais éprouvé un tel sentiment de tendresse, comme de vivant à vivant, pour cette pauvre terre nue, caillouteuse et couverte de blessures, qui nous donne repos et protection. »

Voilà, c’est la première guerre du siècle de l’industrialisation de la mort, c’est une drôle de tendresse pour le plus proche, et c’est ma décision de jeunesse, après avoir écrit au ministre de la Défense, d’obtenir le statut d’objecteur de conscience.

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Giani Stuparich, L’Année 15, Journal de guerre, traduit de l’italien par Carole Walter, éditions Verdier, 2019, 192 pages

Editions Verdier

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