
Bénéficiant, après Arno Brignon, d’une résidence photographique dans le Couserans (Pyrénées ariégeoises), Anne Desplantez est partie à la rencontre d’habitants vivant dans une nature à la fois superbe et sans concession.
Le travail qui en découle est profondément intime tout en étant pudique, silencieux et de grande écoute envers ce qui est, envers ce qui vient.
Ici les enfants sont des chevaux au galop, et les vieilles personnes des montagnes solides érodées par le temps inclément.
Cherchant à « comprendre ce qui nous tient ensemble », Anne Desplantez élabore, en images et sons, une œuvre de grande délicatesse.

Pour les lecteurs ne connaissant pas ce territoire, qu’est-ce que Le Couserans, situé en Ariège dans les Pyrénées, où vous avez travaillé lors d’une résidence photographique, rencontrant paysages et habitants ? Quelles en sont les spécificités?
Le Couserans est un territoire très étendu, partagé entre haute montagne, montagne et piémont, frontalier avec l’Espagne. La nature très présente y rythme la vie des hommes. Les routes y sont longues, on y vit avec une temporalité bien spécifique aux montagnes. Les déplacements comptent et se compliquent considérablement avec l’arrivée du froid. Vivre là-bas n’est pas simple. Les habitants du territoire disent aux nouveaux arrivants qu’il faut passer l’hiver avant de décider de s’installer définitivement sur ces terres. Mais, pour toutes ces raisons là, c’est aussi un territoire très attachant, et ressourçant.
Comment y avez-vous œuvré ? Quelle fut votre méthode ? Il semble que vous ayez beaucoup utilisé un appareil d’enregistrement sonore.

Je suis arrivée sur ce territoire avec l’idée d’aller rencontrer les gens chez eux pour passer du temps avec eux, en famille.
J’avais mis en place des ateliers partagés avec la population, des soirées de médiation dans diverses structures sur le territoire (écoles, CLAE, EHPAD, médiathèques, espaces jeunes, usine…). Il y avait également une exposition itinérante de mon travail « The perfect harmony » dans le bus culturel mobile autour de laquelle Coline Mialhe avait organisé de nombreuses médiations culturelles.
Toutes ces actions étaient mon point d’entrée dans les familles, un prétexte à aller à la rencontre de l’autre, à partager avec les habitants une façon de voir la photographie, et de leur donner envie d’aller plus loin dans le projet.
De là, je retournais chez les personnes qui le souhaitaient. On se rencontrait chez eux, avec leur cercle intime. On apprenait à se connaître, mais pas trop non plus, juste le temps de partager une histoire, une interrogation, un moment de silence aussi parfois. Les photographies venaient alors naturellement. Assez rapidement, je sentais qu’il était temps de poser des images sur l’énergie créée par notre rencontre.
Mes travaux en photographie se nourrissent beaucoup de l’intimité, la mienne, mais aussi celle des autres. Comment, à partir d’histoires toutes singulières, on bascule sur des questions plus universelles. La littérature m’accompagne au quotidien. Et c’est assez naturellement que je me suis mise à parler avec mes images comme d’autres le font avec des mots. Il se passe quelque chose de très intime durant les rencontres que je provoque avec l’autre, quelque chose qui va parfois au-delà des images, et des mots. Fascinée par la voix depuis toujours, la résidence m’a offert un long temps de création très libre durant lequel il m’est apparu comme une évidence d’explorer le son en parallèle de l’image.
Je n’ai pas réussi à mélanger les deux sur mes temps de création. Soit je travaillais avec mon enregistreur sonore, soit je travaillais avec mon appareil photo. Cela dépendait beaucoup du moment qui se mettait en place, de son énergie. C’est pourquoi les voix que vous entendez font écho aux personnes que vous voyez.
J’ai ensuite travaillé le son comme je travaille mes photographies. Il a fallu dérusher, trier, couper, renoncer. Jusqu’à monter une bande sonore qui existe, au même titre que les photographies.
Ce que vous entendez ne se voit pas, ce que vous voyez ne s’entend pas. Je voulais une bande sonore qui complète les images, qui respire, qui hésite, qui crie, qui rit.
Ne cherchez-vous pas, par la façon dont vous abordez votre pratique artistique, à créer du lien ?
Je ne sais pas si je dirai que je créée du lien, je dirai plutôt que je cherche à rencontrer l’autre pour donner une place à son histoire dans une histoire plus universelle qui nous donne à voir différemment, à prendre du recul aussi parfois.

N’êtes-vous pas particulièrement sensible, telle une chorégraphe, à la façon dont les corps occupent l’espace ?
Elle est amusante cette question. Parce que oui, depuis toujours, j’observe les corps qui parlent inconsciemment, ceux qui peuvent nous trahir, qui comprennent plus vite, qui ressentent plus intensément.
Je crois même que cela a été mon premier travail en photographie. Avec mon frère Julien Desplantez, danseur chorégraphe, nous avions travaillé autour de la notion d’enfermement dans un projet intitulé « Le Mur ». On a longuement travaillé ensemble pour trouver la frontière subtile qui amènerait les danseurs à parler avec leurs corps sans danser, et comment attraper en photographie ces instants fugaces.

Qu’avez-vous trouvé de plus difficile dans la réalisation de votre projet ?
De courir après le temps. Avec la longueur des routes, c’était compliqué. Et puis un projet comme celui-ci met du temps à démarrer, ce n’est pas évident de faire rentrer chez soi une photographe pour la laisser s’emparer de sa propre intimité. Petit à petit, le bouche à oreille opère, et le projet grandit. Jusqu’au moment où il faut prendre la décision de refuser certains rendez-vous.
L’éloignement avec mon conjoint et mes filles qui sont encore jeunes a été aussi très compliqué. Mais cette séparation, et le manque que cela a entrainé, a été au cœur du processus de création. Loin de tous mes repères quotidiens, j’avais l’impression d’être comme déracinée, il me manquait un ancrage sur mon lieu de vie. Mais ce manque a été salvateur, car il m’a aidée à mieux voir la cohérence chez les autres, ceux pour qui cela faisait sens d’être ici.

A quoi fait référence le titre de votre livre, Tu connais ses silences (Photopaper, 2019) ? Le silence que vous évoquez est-il d’effroi ou de félicité intérieure ?
Le livre « Demain sera tendre » de Pauline Perrignon a beaucoup compté durant cette résidence. Elle me l’avait offert et je l’avais gardé pour mon arrivée dans le Couserans. Je sentais qu’il allait faire sens avec ce que je cherchais. Je ne m’étais pas trompée. Comment parler d’une intimité (la sienne en l’occurrence) avec intensité, fragilité, en utilisant une écriture très directe, sans faux-semblant. Comment lentement nous faire basculer, nous lecteur, dans notre propre histoire, nous laisser le champ libre pour nous réapproprier ses mots et nous amener ainsi bien au-delà de son histoire personnelle.
Le titre, qui est tiré de ce roman, évoque le silence qui existe entre plusieurs personnes qui se retrouvent dans une même pièce, sans parler. Essayez donc, vous verrez qu’il y a peu de personnes autour de nous avec qui l’on peut partager de tels moments, ces moments durant lesquels nous n’avons pas besoin de justifier la présence de l’autre, ces rencontres qui se remplissent naturellement.

Comment avez-vous pensé la maquette de votre livre et l’articulation des images entre elles ?
Je voulais un livre à la frontière du carnet intime et de l’album de famille, qui circule, qui passe de main en main, qui s’use, qui vieillit avec nous. Un livre où les générations se croisent, intemporel.
J’espère qu’en l’ouvrant, le lecteur aura la sensation de s’inviter chez les gens, d’être avec eux, pleinement. Pas de bords tournants, ou très peu, des images plein format qui se percutent, que l’on ne peut pas ne pas voir. Avec cette nature autour qui nous enveloppe tous, qui nous contraint, qui nous enferme, ou nous libère.

Les enfants sont très nombreux dans votre ouvrage. Est-ce pour vous le signe d’un fol espoir ? Luttez-vous contre la fermeture des écoles rurales ?
Non, pas de lutte particulière pour les écoles rurales dans ce travail (rires) même si ces écoles ont un certain charme, pour moi qui connais les écoles surchargées de la ville !
Dans une famille, chacun occupe sa place. Mais les enfants et les personnes âgées ont des places sacrées, chacun pour des raisons bien différentes. Les aînés incarnent pour les plus jeunes le chemin qu’il nous reste à parcourir, et la préciosité d’une vie qui passe, coûte que coûte. L’enfant lui, incarne la promesse d’une vie à construire, encore pleine d’illusions et de fraicheur. Dans ce travail, les enfants sont très présents dans les photographies, parler dans un micro ne les intéressait pas spécialement. Les personnes âgées, elles, sont très présentes dans les enregistrements sonores, laisser une trace visuelle de leur corps vieillissant les contraignait souvent trop.
Et puis, il y avait une magie chez ces enfants du Couserans, et ceux-là en particulier. Ils faisaient corps avec la nature. J’étais fascinée par leur aisance à être là, au cœur des bois, à courir entre les arbres et des broussailles, sans même regarder où poser leurs pieds, comme un cheval pose ses sabots avec agilité, par pur instinct. Ils étaient habités d’une évidence incroyable à vivre ici.

Vous êtes-vous sentie seule durant votre résidence ? Avez-vous considéré cette expérience comme un exercice spirituel ?
Une résidence, c’est une expérience à part. Je crois qu’au départ, on arrive seul, c’est même là toute la magie des résidences. Et puis, petit à petit, on trouve ses marques, ses connexions sociales et l’air de rien, une certaine familiarité s’installe.
Je n’étais pas seule, loin de là. Je partageais même beaucoup de mon temps avec les autres. Mais par contre, je n’étais pas chez moi. La différence peut paraître subtile mais elle est importante. J’avais l’impression de passer mes journées à observer les autres donner du sens à leurs vies en ayant fait le vide dans la mienne. En ce sens là, oui, ce fut une étrange expérience intérieure.

Comment s’aime-t-on dans le Couserans ? De quoi y rêve-t-on ? Que fait-on lorsqu’il pleut toute la journée ?
Quand il pleut, on râle (rires) ! Mais on sort quand même. Parce que la vie sur le territoire est organisée ainsi. Les hameaux sont nombreux, éloignés les uns des autres. Rares sont ceux qui peuvent rester au chaud chez eux durant plusieurs jours sans mettre le nez dehors Et puis, les personnes travaillent souvent la terre, au moins pour leur consommation personnelle. Et la terre n’attend pas, elle a besoin de nous au quotidien.
On s’aime dans le Couserans, on se déteste aussi parfois, sans doute aussi passionnément qu’ailleurs. Mais il y a comme une solidarité tacite à vivre là, sur ce même territoire. Chacun sait que les hivers sont rudes, que vivre ici n’est pas si simple et idyllique qu’il peut y paraître si l’on passe par là en vacances aux beaux jours. Le froid, la neige, le verglas, la pluie sont là pour nous rappeler que vivre ici se mérite, chacun le sait et un respect implicite s’installe entre les gens de ce territoire. C’est sans doute pour cela que les sentiments sont peut-être parfois décuplés.
Les enfants rêvent d’aller voir la mer, mais ce n’est pas ce qui revient le plus dans les conversations. Ce que l’on a partagé, vraiment, c’est leur sincérité dans l’attachement à la terre. Si… en fait, je sais de quoi ils rêvent, ils rêvent que le territoire continue de vivre, avec des jeunes qui s’y installent, des enfants pour y grandir, des personnes âgées pour y mourir. Ils rêvent d’un territoire qui respire et qui vive, pas d’un territoire qui n’existe que par ses attraits touristiques ! Et ils font tout pour que cela soit encore une réalité demain.

Des textes accompagnent votre livre. De qui sont-ils ? L’écriture est-elle un amer en pays éloigné de tout ?
Les textes écrits à la main sont des textes qui m’ont été donnés par certains habitants du Couserans. Le postulat de départ de la résidence, c’était de monter un travail participatif avec la population. Dès le démarrage du projet, j’avais souhaité que chacun puisse participer, sous quelque forme que ce soit. Ce n’est pas parce que je suis photographe que ma création ne va passer que par la photographie, au contraire. Certains textes ont fait sens pour le livre, et je les ai gardés. Ils viennent s’entrelacer en transparence à d’autres textes, ceux-ci écrits par moi-même, comme mon histoire s’est mêlée à la leur durant cette résidence finalement.
Comme je vous le disais, la lecture fait partie de mon quotidien. Et pendant longtemps, j’ai cru qu’écrire n’était pas pour moi. Cette résidence a changé beaucoup de choses. L’écriture a été assez impulsive et m’a aidée à me retrouver seule le soir, loin de tous mes repères. Plus les jours passaient, plus je sentais une urgence à écrire tout ce que je vivais, pour ne pas oublier. Je ne savais pas si les photographies, ni les enregistrements sonores suffiraient. Je rencontrais des personnes aux histoires qui se répondaient. J’avais peur de perdre le fil, et je laissais ces traces, comme des mémos, sur un cahier.
Finalement, j’ai changé peu de mots dans mes écrits. J’aime retrouver cette urgence à écrire, sans trop de détails. A chacun de se faire sa propre histoire maintenant.
Aujourd’hui les photographies existent avec les écrits dans le livre, et avec les voix dans les projections. Les mots sont donc bien venus compléter les images, comme je cherchais à le faire depuis longtemps, sans avoir trouvé jusque-là une forme qui tienne le tout de façon cohérente.

Avez-vous des regrets, d’images non faites, de personnes manquées, de lieux finalement oubliés ?
Oui, en écrivant ces mot, je me rends compte que j’ai quand même un manque. Je n’ai pas pris le temps, durant ces deux mois, de partir seule me perdre pour mieux sentir la nature respirer autour de moi, loin de tout.
Mais les jours ont filé, les routes étaient longues et les rendez-vous nombreux. J’ai privilégié les rencontres chez l’habitant, c’était le cœur de mon projet. Et puis, avoir un regret cela donne une bonne raison pour revenir un jour !
Avant vous, Arno Brignon a également travaillé dans le Couserans, ce dont rend compte son livre Based on a true story (Photopaper, 2017) [notre entretien est à retrouver dans L’Intervalle]. Avez-vous eu l’occasion de discuter de vos visions respectives ?
Je connais Arno Brignon depuis de nombreuses années. On a fait nos études en photographie ensemble, et nous travaillons régulièrement ensemble. C’est par lui que j’ai connu cette résidence de territoire, un jour où l’on passait prendre l’air en famille. Dès que j’ai posé les pieds dans le Couserans, ça m’a semblé comme une évidence que je viendrai, un jour, travailler ici.
Alors, oui, bien sûr, nous avons échangé autour de nos expériences réciproques. Même si, au départ, j’ai d’abord essayé d’oublier le travail des anciens résidents pour me laisser porter par mon vécu, sans idée préconçue. Puis, une fois bien installée dans mes recherches, j’ai pu partager avec Arno mes doutes sur ce travail. C’est même indispensable, à mon sens, d’avoir certains retours extérieurs sur un travail en progression.

Quels sont vos autres projets artistiques en cours ?
Quand je me plonge dans un travail, j’ai besoin d’être à plein temps dessus. Comme je ne sais pas lire deux livres en parallèle, je n’arrive pas construire plusieurs projets en parallèle. Il y en a toujours un qui finit par prendre le dessus sur l’autre.
Le livre Tu connais ses silences est sorti. Le travail va être exposé dans le Off de l’œil urbain à Corbeil-Essonnes début avril, puis en juillet-août au château de Seix, et en Octobre à Toulouse dans le cadre de la Résidence 1+2. Maintenant que la résidence s’éloigne doucement dans le temps, je commence à remonter de nouveaux projets.
J’aimerais repartir en résidence, j’ai trouvé cette expérience incroyable. En attendant, j’ai un nouveau projet Son-Photo sur le Couserans avec Carine Obin, une artiste du Couserans qui m’a accompagnée dans la création sonore lors de la résidence. Les démarches sont en cours mais nous avons besoin d’autorisation d’entrée sur certains lieux, et cela prend du temps.
Et je reprends un projet que j’avais laissé en sommeil durant la résidence « The perfect harmony ». Les beaux jours arrivent, cela va être le moment que je reparte partager des réunions familiales, écouter de nouvelles histoires, pour mieux comprendre ce qui nous tient ensemble.
Propos recueillis par Fabien Ribéry
Anne Desplantez, Tu connais ses silences, Photopaper, 2019
Sacré découverte ! Un travail sur l’intime étonnant ! Merci
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pas mal ces photos, notamment les mains sur les corps et vêtements, puis les forêts presque en monochromes. Votre façon de voir m’intéresse.
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De très belles images, des mots simples pour les accompagner… Un vrai moment de plaisir que cette incursion dans le couseran. Merci Anne !
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