Louis-Ferdinand face à ses juges, Céline en prison

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« On fout le camp jamais assez tôt, assez loin… » (Lettre à Marie Bell, 17 décembre 1948)

Traqué, persécuté, emprisonné, accusé de trahison, Louis-Ferdinand Céline ne comprend pas, s’insurge, se défend, attaque.

Deux hypothèses lui semblent s’imposer, conduites toutes deux par un désir de vengeance : les communistes n’auraient pas supporté la parution en 1936 de Mea Culpa, pamphlet contre la nature hideuse du régime communiste en URSS ; les littérateurs de second rang (beaucoup d’académiciens) voudraient se débarrasser d’un phénomène littéraire soulignant de façon cruelle leur médiocrité, incapables comme lui de renouveler à fond le lyrisme français : « Il y a 20 000 écrivains et artistes en France qui ne me pardonneront jamais le Voyage au bout de la nuit. Les Français sont puérilement et atrocement vaniteux des choses de la langue et du style – mes pires ennemis veulent bien reconnaître que j’ai bouleversé le style du français – je suis parvenu à relier à fondre ce qui n’avait jamais été fait : la langue parlée avec la langue écrite créant ainsi ce style nouveau que mes pires ennemis doivent bien actuellement de gré ou de force copier ou emprunter – en France cela ne se pardonne pas. »

« Pour parler de trahison en ce qui me concerne, il faut tenir absolument sous un prétexte à vouloir me fusiller mais il faudrait oser alors avouer ce qui est inavouable, qu’il s’agit de me faire expier mes livres antisémites, anticommunistes et pacifistes d’avant 39. »

Entre février et octobre 1946, Céline, détenu à la prison de l’Ouest de Copenhague, ne cesse d’écrire, se défend tous azimuts, lit beaucoup (Chateaubriand, Les Misérables, la correspondance de Voltaire, des moralistes français) et travaille intensément à son prochain roman, la suite de Guignol’s band, dont il trouve probablement le titre, avance Jean Paul Louis qui l’édite chez Gallimard, en août 1946 : ce sera Féerie pour une autre fois.

Réunis en volume, ses dix Cahiers de prison témoignent de la part de Céline d’une volonté de poursuivre son œuvre, quelles que soient ses conditions d’existence.

Céline lance des phrases, teste des paragraphes, qui pourront être repris plus tard : « On est plus soi-même, écrit-il à l’orée du Cahier 2, on est pris comme un petit oison baladeur dans une énorme essoreuse à bombardement crépitante – les cieux vont crever les éclairs. On est comme pris dans une usine à bouziller [sic] le monde, ça ronfle branle et tonne crépite fulmine du creux de la terre au profond du ciel – on est rien du tout là-dedans – noyau ! »

On y trouve des fragments de scènes de ses livres futurs (D’un château l’autre, Nord, Rigodon), des listes diverses – de facture quasiment surréaliste -, des souvenirs, des hantises, des observations sur la vie au Danemark, des notations concernant sa compagne Lucette et le chat Bébert, des débuts de calendriers, des mises au point (Pétain le détestait, le vertige de Ménière dont il souffre), des remarques concernant sa vie carcérale : « Le geôlier c’est quelque chose du Caliban de la Tempête, un passage entre l’homme et la brute. »

« Je ne dois rien à la France – je lui ai tout donné entièrement, jeunesse, santé, toutes forces, tous les dons, gigantesques efforts, y compris pour sa langue un nouveau style – A 53 ans, à bout d’effort, moi qui ai donné à mon pays tout ce que je pouvais d’idéal, il veut encore m’attirer au poteau, sous un prétexte d’infamie. »

Se considérant comme un proscrit, un bouc émissaire (« des corridas d’homme que l’on offre au peuple »), Céline emploie quatorze fois le mot maudit dans ses cahiers rédigés de façon non chronologique, l’écrivain disposant parfois, contre la logique du règlement, de plusieurs cahiers en même temps.

Chacun jugera, ou pas, de la stratégie de défense de Céline en sa rhétorique de martyr, départageant peut-être à l’instinct le vice de la vertu, s’indignant de sa mauvaise foi ou s’émouvant de sa détresse.

Mais, quoi qu’en pensent la plupart de ses commentateurs, l’emprisonné de la société reste pour longtemps encore, et malgré le malheur de son délire d’acharné antisémite (« il n’y a jamais eu de persécutions juives en France », etc.) bien en avant des phrases qui l’encerclent, élogieuses ou négatives, car « strictement un écrivain à l’état absolument pur si je peux dire ».

Lire ceci (Cahier 3) : « Tous employés, tous un anneau dans le nez, une anneau de bronze, d’argent ou d’or selon la qualité du culot, la comédie, les galipettes de l’asservi. »

Et (Cahier 10) : « Le Peuple il est « tricoteuse » ce qu’il veut c’est de la distraction, des têtes qui roulent, du sang partout, des raisons il s’en fout pas mal »

Chateaubriand enfin : « C’est au malheur à juger du malheur. Le cœur grossier de la prospérité ne peut comprendre les sentiments délicats de l’infortune. »

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Louis-Ferdinand Céline, Cahiers de prison, février-octobre 1946, éditée présentée et annotée par Jean Paul Louis, Gallimard, 2019, 230 pages

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