
Dans les années 1970, la scène artistique de San Francisco fut d’une radicalité très belle, explorant en toute liberté les territoires de l’intime, de la représentation de soi, des paysages urbains et des patterns imposés par la société de consommation refaçonnant à leur image le complexe monde des désirs.
Hormis les grands représentants de la littérature regroupés autour de la librairie City Lights, fondée par le poète Lawrence Ferlinghetti, ami de Ginsberg et Burroughs, on connaît mal de ce côté-ci de l’Atlantique les plasticiens particulièrement attentifs au langage photographique Lew Thomas, Donna-Lee Philipps et Hal Fischer, faisant actuellement l’objet d’une exposition au San Francisco Museum of Modern Art – catalogue chez MACK.
Chez le photographe conceptuel Lew Thomas, auteur en 1978 du livre Structural(ism) and Photography, un jet d’eau automatique dans un jardin devient un motif sériel fascinant, son travail opérant par de légers déplacements, des micro-variations, laissant apparaître le temps en son flux, sa densité, sa ténuité, son implacabilité.

Le cadre est fixe, l’eau coule dans une vasque, puis la bonde est retirée, jusqu’à l’évacuation finale.
Ce n’est rien, mais en noir & blanc, avec cette obstination un peu folle du chercheur, c’est très beau.
Un aspirateur est décomposé en de multiples images, de même qu’un paysage filmé en panoramique, haché en une dizaine de séquences.
Entre chaque image, la mince ligne blanche ponctuant l’ordonnancement est une brèche par où s’engouffre le temps, et la liberté du sujet qui le vit et le contemple.
Tout est image, fragment d’une arithmétique supérieure formant la consistance illusoire d’une réalité partout fuyante dans sa fixité même.
Autre chant avec Donna-Lee Phillips, arrivée à San Francisco de New York en 1973, offrant les fragments d’un journal visuel regroupant des séries d’autoportraits, corps habillé ou non, pouvant être intitulé « I’m an image. »

Je suis une femme, et j’en suis même des dizaines, semble-t-elle nous dire.
Son féminisme est introspectif, joueur et du plus grand sérieux.
La série What do I mean when I say red interroge ce que le langage induit de représentations visuelles, notamment émotionnelles lorsqu’il s’agit d’une couleur comme le rouge : les lignes du drapeau américain, un extincteur, un panneau de signalisation, un néon, un verre de vin, des chaussures à talons hauts très séducteurs.
Dans le livre Eros and Photography (1977), Donna-Lee Phillips et Lew Thomas tentent une archéologie de l’imagerie érotique ou/et pornographique, entre fétichisme, onanisme, jeux de soumissions et ficelages divers.
Hal Fischer explore quant à lui ses fantasmes homoérotiques, invitant ses amis et voisins du quartier de Castro Street à poser, accompagnant ses images de textes reflétant l’optimisme libertaire régnant alors dans la communauté gay.
Est ainsi exposée la sémiotique gay, le type de pantalon moulant avantageusement les fesses, les boucles d’oreille, le regard, la moustache ou le corps imberbe de l’Adonis, les harnachements en cuir, le fouet, la table pour les sévices bondage, les baillons.

Hal Fischer photographie ses amants, décrivant sous chaque image chacun d’eux, les circonstances de la rencontre, les goûts communs, les oppositions.
On comprend aisément que ce travail engagé dans les années 1970 sur la côte ouest américaine ait pu provoquer, informer et intensifier quelques années plus tard les œuvres de Cindy Sherman et Barbara Krueger.
Avant la photographie, l’informant de toutes parts, et à bien des égards la créant, il y a le verbe.
Thought Pieces, 1970s photographs by Lew Thomas, Donna-Lee Phillips, and Hal Fischer, edited by Erin O’Toole, designed by Morgan Crowcroft-Brown, MACK (London), 2020, 124 pages

Exposition éponyme at The San Francisco Museum of Modern Art – du 4 janvier au 9 août 2020 (vérifier les dates)