
« Lorsque je regarde dans le miroir, écrit Jean-Michel Leligny, je vois apparaître les traits de mon père, les plissures, les plis et replis, marques d’une vie de labeur, le sourire qui se fige, ne tergiversant pas très longtemps entre plénitude et douleur, les poches sous les yeux qui dessinent de grands champs de bataille au-dessus de pommettes arrondies et d’un menton qui tire le visage vers le bas en signe de résignation, de soumission, de capitulation de défaite absolue. »
Lorsque l’on ressent cela, il est probablement l’heure de partir, très loin, ou très haut.
La montagne avale qui s’approche d’elle avec orgueil, c’est un désert où disparaître à tout jamais.
Ainsi pense maître Dogen, fondateur de l’école Sôtô du bouddhisme zen au Japon.

Pour comprendre qui l’on est fondamentalement, il faut parfois chercher à s’amenuir, jusqu’à n’être plus que brin d’herbe soumis aux caprices du vent.
Tentation de disparition est cette recherche d’une unité d’avec le rien, c’est-à-dire le tout, objet d’un voyage initiatique dans les hauteurs glacées des Pyrénées par un pérégrin solitaire à peine conscient de la profondeur de sa quête.
Dans sa marche sur les crêtes, aux marges des confins du ciel, Jean-Michel Leligny photographie des nuages, des roches, une nudité première, terrible et semblant quelque peu ensorcelée par des forces infernales.

Nous sommes au Paradis, ou au royaume des Ombres, dans l’effacement que ménage la brume, dans une perdition d’âme qui est une chance de retrouvailles d’avec soi-même, parmi les névés et les drapeaux de prières des mots inscrits sur le carnet de bord.
On bute sur des racines, des cailloux, de la neige, on se heurte à soi-même, on est son propre éboulis de pierres.
On est la mue d’un serpent.

Il y a bien en contrebas une route, mais personne ne paraît l’avoir empruntée depuis longtemps. C’est désormais un pur signe graphique, une ligne douce tracée dans la verticale du temps qui toujours fuit, comme une furie de cascade.
Marée obstinée des mots jetant leur écume sur des images comme on lance les dés.
Blocs de nuit obscure, crêpes d’écumes, résistance de petites surfaces blanches soumises à la loi de la métamorphose de la glace en eau.

Mers d’altitude et peines intimes, pudeur contre pudeur.
Là-bas, alors que tu commences à gravir le Vignemale, tu remarques un isard qui te remarque. Il s’agit peut-être d’un proche t’accordant sa faveur, d’un défunt ressuscité annonçant une saison nouvelle, meilleure, une verdeur inédite.
Livre de photographies relevant du sublime romantique, Tentation de disparition est aussi une œuvre à lire, un texte personnel de l’auteur de plus d’une trentaine de pages relatant un périple – la traversée des Pyrénées à partir de Banyuls à Hendaye – entrepris dans le souvenir d’un père montagnard.
Mais, pourquoi tant d’efforts ? pourquoi tant de rudesse, tant de solitude ?
« La rédemption, c’était peut-être cela que j’étais venu chercher en me plongeant corps et âme dans la solitude du marcheur. Qu’avais-je à me faire pardonner ? Qu’y avait-il de si terrible à fuir sur des chemins si escarpés ? »
Tentation de disparition est un espoir de résurrection, pensé par un photographe amateur de zen, et de Christian Bobin.
Jean-Michel Leligny, Tentation de disparition, Les Editions de Juillet, 2019, 116 pages
