
Il y a en histoire de l’art des anomalies, des oublis, des dénis, des présences fantômes la rendant passionnante pour les chercheurs d’or et de confins.
Il y a des noms qui s’imposent, et qui pourtant s’amenuisent de ne pas trouver de relais critiques ou institutionnels à leur hauteur.
J’ai déjà évoqué ici l’œuvre de Jehsong Baak, photographe new-yorkais d’origine coréenne, vivant à Paris, auteur de plusieurs livres admirables – Là où ailleurs (Delpire, 2006), One last goodbye (2016).

Je pense aujourd’hui à Eric Dessert, qui fut célébré, notamment pour le superbe Une autre Chine (Lieux Dits, 2009), photographies à la chambre de paysans du Sichuan et du Gansu, ouvrage d’une grande force visuelle, entre tradition et modernité. Des portraits, des paysages en noir et blanc, une profondeur de temps et de traits saisie à un moment de bascule. L’évidence d’une stabilité, malgré la violence venue, à venir.
La force de son art provient donc d’une attention rare à ce qui est, se modifie et se fragilise, emporté par le flux des métamorphoses socio-historiques.
Aucun vacarme ici, pas de bruit ni de fureur, mais un grondement silencieux vertigineux touchant les visages comme les montagnes ou les campagnes.
Un regard exceptionnel donc, qui semble cependant très oublié aujourd’hui, non par malignité des uns ou des autres – ce n’est pas ma vision du pouvoir -, mais plutôt, peut-être, par l’effet de ces phénomènes de mode confondant nouveauté et sagesse, tics esthétiques et souveraineté, stéréotypes et recherches de fond.
Ayant séjourné à de nombreuses reprises en Chine et au Japon, il y a chez Eric Dessert une conscience aiguë de la dialectique du vide et du plein unifiés dans le tao de l’existence.
Tel Rousseau en son portrait de promeneur solitaire, la forêt d’altitude l’enchante, avant de se rendre compte que, non loin des fûts centenaires, une scierie accomplit son grand œuvre de destruction.
L’accord et le discord dialoguent en lui, sans que la tentation nihiliste ne l’emporte, car il y a l’évidence d’un consentement au monde et de la nécessité de l’existence poétique dans les troubles du temps.
S’il photographie le mont Athos, ce n’est pas par religiosité naïve, mais pour rejoindre la luxuriance d’un désert habité par des fous de Dieu, dont on sait bien depuis l’Apocalypse de Jean qu’il vomit les tièdes.
Que l’on soit en Géorgie, en Turquie ou dans le centre de la France, il y a un ordre, supérieur, transcendant, la force de symboles subsumant les corps : en témoigner inlassablement, tel est le travail du photographe ultramoderne occulté.

Coïncidence d’une croix de bois roumaine, et du visage d’un paysan des Maramures.
Le temps de pose long n’est pas un geste passéiste, c’est une éthique, une révolution dans les turbulences, trop souvent, de l’insignifiance.
La pratique photographique ne relève pas chez Eric Dessert d’une monstration d’ego, mais d’une sensation de retrouvailles d’avec le monde commun.
Matérialité de l’air, stase de méditation, puissance du mince, ordonnancement pythagoricien.
Que l’on se rappelle si peu une œuvre aussi précise, aussi rigoureuse, aussi noble – tout y est don, comme chez Paul Strand -, me paraît scandaleux, tant nous pourrions en avoir besoin pour réapprendre à vivre, enfin.
Au commencement était l’expérience, dans la proximité du lointain.
Le monde s’offre à qui ne le brusque pas.
Eric Dessert est représenté par la galerie Camera Obscura (Paris)
Eric Dessert, Une autre Chine, texte de Lucien Bianco, Lieux Dits, 2009
Contacter l’éditeur : alain.franchella@free.fr / alain.franchella@lieuxdits.fr
Oui oui mais j’aime pas Rousseau… Joyeuses Pâques Fabien ! ❤️🌸🐣🍀💐🌹💋🐣❤️
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