
« Dionysos est parfois mis en scène chevauchant des juments bleues. »
Parce qu’elles sont le fruit d’une culture libre et sauvage – et non en pot, comme le disait ironiquement Nicolas Bouvier -, certaines œuvres sont immédiatement des fêtes pour l’esprit.
Ainsi Rose Hanoï, de Serge Airoldi, herbe folle poussée entre les pavés de Michel Pastoureau dans son travail, important, très beau, sur les couleurs.
Ainsi ce beau livre de sapience sur les couleurs, leur profondeur, leur vie propre, leur génie, leur tempérament.
En exergue, à côté de citations de René Daumal l’analogiste et de Ludwig Wittgenstein le logicien radical, ce propos de Gustave Flaubert, dont on sait avec quel génie il sut décrire Salammbô et sa bouche aux lèvres grenade : « Je rêve de tous les tintamarres de la couleur. »
En avant alors pour le feu d’artifice, le brassage du temps et de l’espace, des allers-retours dans la vaste mémoire, la bibliothèque et les cartes de géographie, dans une sensation de présent permanent, que l’on soit avec Claude Monet – La couleur est mon obsession quotidienne, ma joie et mon tourment -, Agrippa d’Aubigné, Shitao ou Michel Leiris.
Le 16 avril 1914, à Kairouan, Paul Klee note dans son Journal : « La couleur me possède. Point n’est besoin de chercher à la saisir. Elle me possède. Voilà le sens du moment heureux : la couleur et moi sommes un. Je suis peintre. »
Pas de hiérarchie, mais un grand mesclun de références, de noms, de citations, d’œuvres, lues, analysées, rencontrées en toute amitié.
Le principe général est ici, sans systématisme – l’esprit libertin fuit le système -, celui des associations libres.
On passe ainsi des Aldudes dans le pays Basque à Oran, de Florence à Moscou, de James Sacré à Truman Capote – Je ne tolère pas la présence des roses jaunes -, d’Andrea Zanzotto à Blaise Cendrars, selon l’exigence d’un ordre intérieur qui aurait beaucoup plu à Raymond Hains.
« Le poète Pablo Neruda écrivait à l’encre verte. Toujours. »
Cabinet de curiosité, Rose Hanoï ne s’enferme pas dans la beauté du bizarre, ou les jeux de langage à la Alphonse Allais, mais, telle la Boîte verte de Marcel Duchamp, offre une matière dense de réflexions sur la couleur, comme on expose au grand jour des documents à la fois disponibles pour tous, et rares pour chacun.
« Savourer la gamme des couleurs que voulait Visconti pour ses films. Le rouge de Venise et le vert bleuté, dans Senso, et aussi tous les ors et les blonds. »
Il y a ici la clarté d’une surface de projection – une toile blanche de cinéma -, sur laquelle s’inscrivent des miscellanées, des visages, des villes (Trieste et les cendres de Paul Morand).
« Couleurs estompées de Venise [Rose Hanoï a obtenu le prix Henri de Régnier de l’Académie] par temps de brume intense, Venise, Venise, Venise – « bâtie pour punir les temps futurs », promet Frédéric Pajak dans son Manifeste incertain. Couleur du morbin de Venise. Couleur des briques mordues par le sel, du vicolo, du campiello, du campo. »
Lettre de Gustave Flaubert à Marie Régnier, le 11 mars 1871, à George Sand, le même jour, à Alfred Maury, le 16 mars 1871 : « Paganisme, Christianisme, Muflisme : voilà les trois grandes évolutions de l’humanité. Il est triste de se trouver au début de la troisième.»
Prendre le train de Dax, aller voir Charles Juliet à Lyon, poursuivre vers Milan, ouvrir tous les livres, remplir le carnet de notes, s’enchanter de tout, et s’inquiéter de l’air du temps.
Pasolini, Ecrits corsaires : « Nous n’avons rien fait pour qu’il n’y ait pas de fascistes. Nous les avons seulement condamnés, en flattant notre conscience avec notre indignation ; plus forte et impertinente était noter indignation, plus tranquille notre conscience. »
Puis : « Mon pays est de couleur égarée. »
Traité de gai savoir sur les couleurs, Rose Hanoï est aussi un livre sur la parole, le verbe, ce que peuvent les mots, ce qu’ils ouvrent de vie, de monde, quand ils respirent à pleins poumons l’être inchangé.
« Rose Hanoï. C’est le nom que donnent les fleuristes aux renoncules dont la couleur attire soudain mon regard. Je marche en ville. Rue Racine. A Paris. Le bouquet avait aimanté mes yeux. Impossible de qualifier le rose. Ce rose. Trop de nuances. Trop d’histoires aux occurrences du monde, dans cette fraîcheur du matin, avec ce rose-hapax. Les fleuristes apportent une solution mais la réponse ouvre mille fenêtres nouvelles. »
Considérer chaque instant comme un hapax, se liant à d’autres hapax dans le tissu des jours.
Voilà la recherche de fond de Serge Airoldi, prenant la couleur, comme il pourrait prendre les sons, comme point d’entrée, et arche d’alliance.
La couleur comme une déclaration d’amour : « Je veux encore le Moyen Âge. Je veux toi. Fraîche comme une fraise ou une myrtille du matin. Je veux ton Amour intact. Neuf et beau. Je veux ton ventre en gypse. Tes mains en bois d’arganier. Tes lèvres peintes en grenat. Ton teint de porcelaine. Je ne veux connaître que l’abandon du poème, son échec sans cesse renouvelé, puisque de l’illusion seule nous ne pourrons faire commerce. Je veux marcher dans une rue de Paris. Avec toi, toute. »
Serge Airoldi, Rose Hanoï, rencontres avec la couleur, éditions Arléa, 2017, 302 pages