
Pour y voir clair, pour ne pas être seuls à réfléchir, pour être ensemble, et pour ne surtout pas en rajouter dans les commentaires oiseux, j’ai proposé à quelques amis ou connaissances de choix d’intervenir dans L’Intervalle à propos de la pandémie virale que nous vivons actuellement, et des mesures exceptionnelles que nous supportons quant aux privations de nos libertés individuelles.
Je publierai donc, au fur et à mesure de leur arrivée, peut-être, ces textes que j’imagine comme des contrepoisons, ou des clairières autorisant encore l’indemne.
Clarisse Gorokhoff, écrivain, m’a envoyé ce texte sous forme de lettre à l’époque.
« Chère époque,
Peu de gens aiment la banalité et tu as le mérite de ne pas être banale. De là à t’aimer… Ceci dit, rien ne nous oblige à nous adorer, toi et moi. J’ignore tes impressions à mon sujet, ça ne m’intéresse pas plus que ça. Tu n’as sans doute même pas remarqué mon existence, trop occupée que tu es avec les milliards de pauvres fous qui t’invectivent à longueur de journée : « Drôle d’époque ! Sale époque ! Putain d’époque apocalyptique de merde ! » Pour ma part, je me contente de ne pas totalement te haïr – par pure paranoïa : j’ai peur des représailles.
Tu as quelque chose d’insolite, de foutraque, de déroutant : je devrais t’adorer. Mais non. Car tu es bizarre sans être cocasse. Tu es baroque sans être extravagante. Tu es absurde sans être marrante. Quelque autre charme en réserve, peut-être ? Oui, tu as parfois, au plus sombre de tes heures, la grâce des éclopés, des choses bancales, qui se tiennent au bord du précipice et font croire, dans un grand cri aux mille échos, au geste fatal (« Hé les gars ! regardez-moi je vais sauter ! »). Ah si seulement tu étais borderline et espiègle, comme Marla Singer dans Fight Club. Clope au bec, khôl ruisselant, cheveux ébouriffés, sex-appeal aussi aiguisé qu’un katana… Insolite et insolente, toxique et addictive, au moins tu nous divertirais. Ou si, comme le narrateur du film incarné par le génial Edward Norton, tu étais vraiment barge, schizophrène, tellement lassée de toi-même que tu te serais inventée un double magnétique et plein de panache, avec lequel tu te bastonnerais violemment pour le plaisir de te sentir exister… Mais tu n’as rien de tout ça. Tu souffres, oui, tu es mal en point. Tu souffrotes, pâlotte, telle une vieille dame neurasthénique de l’ère victorienne qui, à force d’être confinée dans ses intérieurs de velours et de camélias, chope la tuberculose et succombe, non pas des suites de la maladie, mais de l’ennui existentiel qui la terrasse.
*
Chère époque,
Trop chère pour beaucoup d’entre nous, et pas seulement en terme de fric (l’argent a beau être le nerf de la guerre, il y a des choses qui paraît-il n’ont pas de prix), laisse-moi te dire le fond de ma petite pensée, puisque tout le monde s’en fiche, toi la première (et tu as bien raison) : j’aurais aimé t’aimer, j’aurais même adoré t’adorer. J’aurais voulu te prendre par l’épaule et voguer à vue d’œil avec toi, que l’on vive ensemble non pas l’instant présent mais l’ouragan de l’insouciance, un roulé-boulé désopilant dans les herbes hautes. Naviguer dans le flou plutôt que de s’enterrer dans les précautions, et graver le monde d’une histoire singulière, inoubliable… Mais le fait est que tu n’y mets pas beaucoup du tien. Tu n’es pas drôle, tu n’es pas sexy, pas insolente, pas épique, pas poétique, pas pittoresque, pas romanesque, pas truculente, pas fougueuse, pas fantaisiste. Excuse-moi de te le dire mais tu as quelque chose de « bof », tu fais l’effet d’un onze sur vingt – tu n’as même pas l’éclat des grands fracas. Tu te laisses aller, et tu risques de couler à pic. J’aimerais te rattraper par les cheveux mais tu as cette espèce de calvitie, tiens encore ton goût pour l’inachevé – fais-toi la boule à zéro, assume tes failles, sublime tes carences, fais de tes défauts des atouts, bordel ! faut vraiment tout t’expliquer !
*
Ma pauvre époque,
Tu es vieille avant l’heure. Pourtant nous avons le même âge toi et moi, puisque nous sommes nées toutes deux en 1989, au moment de la chute du mur de Berlin, de la fin de la bipolarité du monde, du début de la globalisation totale, de la mutation digitale, du primat de l’économie sur le politique, du triomphe de l’individualisme… Mais je te trouve bien plus rabougrie et aigrie que moi. Tu attends de nous qu’on te porte à bout de bras – mais pour quoi ? Tu n’as plus le goût de la danse, de la transe, pas même de la beauté. Que comptes-tu faire alors de ces quelques années supplémentaires, à vivoter ? Tu as fait de la fantaisie et de la joie des denrées rares, réservées à des résistants qui doivent presque s’isoler pour continuer à célébrer tout ce qui ne t’appartient plus : l’esprit d’enfance, l’ardeur, l’insolence. Tu ne nous invites plus à la fulgurance, à l’élan collectif – hormis des tags et les hashtags tous azimuts sur des murs virtuels. La seule manière de continuer à vibrer, c’est de le faire dans notre coin. Comme des garnements punis à l’école élémentaire. Merci bien.
Tu vois, chère époque, j’essaie vraiment de ne pas te haïr mais il y a une chose que je te reproche absolument : tu as fait de nous une armée d’ombres geignardes, des souffreteux dogmatiques, des offusqués congénitaux, des morts-vivants qui redoutent autant de vivre que de mourir, prêts à se barricader à la première lueur d’un éventuel danger, à se claquemurer en soi, à se reclure dans ses petites idées et ses petits pré-carrés, à se méfier de tout, à commencer par nous-mêmes. Tu n’es pas une époque, tu es un bunker – et peut-être même un cercueil.
Depuis cette quarantaine, il faut toutefois te reconnaitre un seul petit mérite : tu as enfin cessé de nous faire miroiter cette connerie de bonheur, de bien-être, d’équilibre psychique et diététique. Et tu as bien raison car non seulement c’est un leurre total, une illusion obsolète, mais surtout, je vais te révéler un scoop : tous autant que nous sommes ici sur Terre nous n’avons jamais désiré autre chose que l’intensité, la certitude d’exister (mais chut ! c’est un secret qui fait vendre moins de feel good books et beaucoup plus de drogues).
Alors une dernière chose, ma petite époque : si tu t’apprêtes à passer l’arme à gauche, fais-nous au moins profiter des derniers coups de feu. Que le spectacle final soit joyeux ! Qu’il résonne dans le ciel ! Qu’il explose dans la nuit ! Qu’il troue les métastases et réveille les agonisants. Qu’un dernier grand sursaut s’empare de nos corps et de nos âmes en un immense spasme d’hilarité . Au moins ça, s’il te plaît, chère époque, au moins ça… L’art de la joie. »
Clarisse Gorokhoff, De la bombe, Gallimard, 2017, 272 pages
Clarisse Gorokhoff, Casse-Gueule, Gallimard, 2018, 240 pages
Clarisse Gorokhoff, Les fillettes, Les Equateurs, 2019, 180 pages
Clarisse Gorokhoff participe au dernier numéro de la revue Possession Immédiate – lire mon article récent