
Voici un livre de recettes de cuisine singulier, Servez citron, beau comme du minimal art, et édité par Macula avec la plus grande classe.
Nous sommes à Ouches, près de Roannes, chez Troisgrois.
Nous sommes chez les inventeurs Michel et César, restaurateurs de haut niveau, en compagnie d’Eric Poitevin, artiste ayant décidé de photographier les assiettes des clients, toujours dans le même cadrage, sur fond blanc, une fois celles-ci revenues vides ou à peu près en cuisine.
Ce sont des oculi, de saintes auréoles, des peintures abstraites américaines informées de philosophie zen.
Ce sont des paysages sublunaires, des constellations inédites, des œuvres d’art brut, des dessins anthropomorphes, grotesques ou monstrueux.
On y devine des accidents de coups de fourchettes, des gestes de cuillers, des traces d’une bataille titanesque, des délicatesses ogresques.
Tout a été ingéré, et déstabilisé, mais tout parle encore de soin, d’énergie, d’exaltation dans l’imagination créatrice.
Les reliefs chantent, leur misère est encore un merveilleux spectacle.
Les noms font saliver, qui ouvrent la psyché et préparent au ravissement du corps : « Cosa croccante », « Moules et pamplemousse à l’indienne », « Giardinera de couteaux », « Nid d’abeille avec coque », « Blanc de lait et noir de truffe », « Plis de champignons à l’oursin », « Lotte sans frontière », « Anguille et trévise sur le feu ».
Festival de couleurs, de formes, de signes purs à décrypter comme on lit l’avenir dans le marc de café.
Le mangeur subtil est un haruspice.

Jusque dans sa destruction, le plat crée l’enthousiasme, dont on recompose mentalement la première apparition pour la tablée.
Les assiettes figurent un cosmos, dont les éléments sont chaque fois un éloge de la nature en son génie.
Tiens, je goûterais bien la « Saint-Jacques ‘Boulez’ ». Est-ce un hommage au compositeur du Marteau sans maître ?
Ecrasez-moi, piétinez-moi, salivez-moi, la bonne cuisine est une érotique.
Un haut degré de civilisation mariant le cru et le cuit, le doux et le fort, la puissance et la grâce.
Les recettes se lisent comme des poèmes, respectant les formes fixes de la littérature culinaire à la française : Les entrées / Coquillages, crustacés et poissons / Viandes et abats / Les desserts / Les mises en place.
Je prélève, au hasard, et compose mon propre plat : « Toiletter les radis », « Emincer la poutargue en fines lichettes. En compter vingt-quatre. », « Ebarber, nettoyer vigoureusement les moules à l’eau fraîche », « Lacérer le lait avec une lame de couteau pour créer une ouverture », « Ne pas attendre pour apprécier toutes les différences ».
Mais Servez citron n’est pas qu’un livre de photographies et de recettes de cuisine, c’est aussi un essai de Jean-Claude Lebensztejn, auteur de l’incontournable Figures pissantes, 1280-2014 (Macula, 2016), intitulé Restes de table, reprenant un texte publié en 2004 par les éditions Bayard, dans la collection « Le Cabinet des curiosités », dirigée par Suzanne Doppelt ; réflexion accompagnée de recettes choisies dans Le Cuisinier françois (Paris, 1651) de François Pierre dit La Varenne, cuisinier du marquis d’Uxelles, ouvrage considéré comme le premier livre de cuisine moderne.

Les anciens Romains vidaient-ils leur table après le repas ?
Où Erasme plaçait-il sa serviette de table ?
Que font aujourd’hui de leur « couvre-cuisses » les jeunes gens de bonne famille ?
Comment tenir sa cuiller à potage ?
Comment boire avec le plus d’élégance possible son café ?
Faut-il encore s’autoriser à cracher ?
Faut-il couper ou rompre le pain ?
Quelles sont les règles ?
Que dirait le sociologue allemand Norbert Elias de tout cela dans une annexe inédite à La civilisation des mœurs ?
« Trempez ses doigt dedens saulses, chaudeaulx, ou brouetz, c’est affaire aux rustiques & villageois. »
Etes-vous d’accord ? Que disent vos propres livres de civilité ?
Servez et consommez citron, oui, mais pas n’importe comment, le spectacle serait moins beau.
Servez citron, photographie Eric Poitevin, texte Jean-Claude Lebensztejn, Editions Macula, collection « Prière de ne pas toucher les étoiles » (Joanna Schaffter & Véronique Yersin), 2020, 280 pages, 52 ill. coul. / 41 recettes