
On ne les cherche pas, mais ils arrivent, les petits êtres, les drôles de visages, les grimaces.
Ils naissent spontanément du pli d’une feuille tombée sur le chemin, du nœud d’un arbre, d’un nuage aperçu soudain sous un certain angle.
Voici des formes nécessitant d’être tracées, inventées, découvertes, dans le miroir de la salle de bain gagnée par la buée, sur le carnet de croquis, à la pointe du pinceau ou avec les ciseaux.

Ils vous regardent, sans cesse, vous jugent sûrement, mais de si loin, attendant, rieurs ou atrocement narquois, avant d’accepter d’apparaître, de vous faire entrer dans la danse, de vous effrayer en s’amusant alors de votre tête de hibou.
L’invisible est peuplé, il y a foule, nous ne voyons rien.
Eva Aeppli, artiste suisse née à Bâle en 1925 et morte à Honfleur en 2015, à qui les éditions Kehrer (Berlin) consacrent une très belle monographie (texte, en allemand, de Heidi Violand-Hobi), est de ces personnes hantées par le mal, la destruction de l’homme par l’homme, la Shoah.

Première épouse de Jean Tinguely, elle est l’auteure de centaines de sculptures, peintures, dessins, mettant à nu notre destin épouvantable.
Des squelettes se lèvent, se mettent à chanter, c’est le chœur des assassinés de Dachau, marionnettes à la bouche et aux yeux béants.

Il y a dans son œuvre – textile, en bronze, au fusain… – du grand macabre, un envahissement de l’espace par des têtes horriblement bouffonnes, des personnages de taille humaine en étoffe formant un théâtre pitoyable et grandiose.
Des clochards, des prophètes, des cadavres cherchant à s’exprimer.
Christ nous regarde, suppliant, derrière les barreaux de sa prison. C’est un enfant grandi trop vite.

Vivant dans les années 1950 à Paris, Eva Aeppli participe de l’énergie de la bande de Daniel Spoerri, Yves Klein, Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, mais ces œuvres plastiques se réfèrent moins à la société de consommation qu’au camp de concentration.
Les titres sont souvent en français, « Mai », « Après », « A demain », « Octobre », « Fleurs noires »…
Le désespoir de Munch est devenu le chant des enfants morts – Kindertotenlieder.

En tutu, Dieu de miséricorde est un pauvre hère de carnaval, un clown triste sans sexe faisant un strip-tease intégral.
Pendaison, noyade, enfermement.
Animalisation, levée des corps en masse – on songe au théâtre de Kantor -, ricanement des crânes.

Assis seul sur une chaise, Arlequin attend qu’on le prenne par la main.
La Vierge Marie s’installe à la dernière Table (1965-1967) de son fils sacrifié.
Les têtes sont fermement couturées, car il n’y a rien derrière les pansements assemblés.

Eva Aeplli était très belle.
Sous le visage doux de l’artiste s’agitaient les monstres de l’Histoire.
Heidi Violand-Hobi, Eva Aeppli, Akrobatin zwischen, Himmel und Erde, Kehrer Verlag Heidelberg Berlin, 2020
