© Harry Gruyaert /Magnum Photo
Last Call, du photographe belge Harry Gruyaert, est un livre d’attente, d’introspection, de fascination.
Composé d’images prises dans des aéroports, dans ces moments intermédiaires où le voyage a commencé sans que sa saveur ne s’en ressente encore vraiment, cet ouvrage est un jeu d’ombres, de lumières, de transparences, de superposition de plans et de formes.
L’anthropologue Marc Augé a désigné les aéroports comme des non-lieux, des sortes de zones grises où les interactions sociales sont anesthésiées, déviées, obviées, mais, au contraire, parce qu’ils rétrécissent l’espace avant de l’agrandir considérablement, ce sont pour l’œil sachant observer des condensés de vies, d’autant plus aiguisées, agacées, exaltées, qu’elles sont soumises à la logique de contention des zones de transit.
Nous y sommes à la fois vidés de notre substance, errant tels des somnambules cherchant une place dans le Purgatoire, mais également tendus vers notre destination, dans une situation d’inconfort propice à la méditation.
© Harry Gruyaert /Magnum Photo
On connaît l’exceptionnel coloriste qu’est Harry Gruyaert, mais on découvrira ici de façon peut-être accrue son attention aux lignes, aux signes géométriques, aux atmosphères particulièrement graphiques.
« J’ai toujours été fasciné, écrit le photographe membre de Magnum Photos depuis quarante ans, par les lieux où les gens attendent. J’aime observer leurs mouvements, leurs postures, leurs regards, les groupes qu’ils forment, les situations qui se créent dans ces moments si particuliers où le temps est comme suspendu. Pour cette raison, les gares, les arrêts de bus ou de tram m’intéressent, mais les aéroports sont des lieux privilégiés car ils possèdent une théâtralité exceptionnelle. »
L’aéroport est donc un spectacle où se frôlent à peine, au mieux, des personnages en quête d’auteur, plongés dans une torpeur rappelant celle des endeuillés.
Il faudra bientôt montrer patte blanche, retirer sa ceinture, subir le regard suspicieux d’un douanier, faire semblant d’être désinvolte alors que l’angoisse aura encore monté d’un cran.
© Harry Gruyaert /Magnum Photo
Last Call pourrait être un précis de logistique, mais c’est un livre d’art, abstrait et vivant.
Bocal cubique d’une salle d’attente, moquettes, fauteuils plus ou moins ergonomiques, grandes baies vitrées.
Des enfants collées aux vitres, des numéros de portes, des banquettes serpentines.
Une zone fumeur, un repas sur le pouce (toujours les mêmes boissons sucrées), des posters augmentant la sensation d’irréalité.
Des néons, des plantes un peu idiotes, des couloirs.
Et les visages du monde, au Caire, à Dubaï, à Paris, à Osaka, à Las Vegas, à Séville, à Miami, à Venise, à Johannesburg, à Las Vegas, à Berlin, à Madrid.
Le bilan carbone de Monsieur Gruyaert n’est pas très bon, la bonne conscience verte en conviendra, son livre témoignant involontairement d’un ancien paradigme : voyager comme on le veut, ou peut, en fonction des commandes et des projets, être fluide, s’enchanter par les airs du divers, passer d’un hémisphère à l’autre en savourant sa chance.
© Harry Gruyaert /Magnum Photo
En attendant que le ciel ne rejette notre présence, on peut encore ouvrir Last Call, s’interroger sur le sens de nos déplacements, sur la magie de la suspension du temps – comme avant un rendez-vous amoureux -, et sur la standardisation de l’homo viator à l’ère de l’anthropocène.
Un dinosaure sourit à un enfant, les téléphones portables guident des jambes pressées, les valises jouent à la roulette, et, de l’autre côté des barrières de sécurité, la foule attend quelque messie provisoire probablement en retard.
La vie est absurde et belle.
Ou belle et absurde.
Harry Gruyaert, Last Call, Editions Textuel, 2019, 96 pages
Harry Gruyaert – Magnum Photos
Harry Gruyaert est représenté par la Galerie FIFTY ONE à Anvers, Belgique
Les compositions sont formidables, aussi bien au niveau des formes qu’au niveau des couleurs. C’est un régal.
Pour poursuivre l’aventure, il est possible de lire « En escale » du Bruce Bégout.
J’aimeJ’aime