© Florence Chevallier
« L’autre, dans la passe érotique, me renseignait très exactement, avec une précision et une force inouïes, sur moi. Alors savoir qui j’étais, où j’en étais, ce que véritablement je valais. Pendant les quelques instants du désir et du plaisir, prendre, le savoir par tous ses nerfs, sa forme et son poids spécifiques : à tout le moins croire s’approcher de très, très près de cette connaissance pourtant sans repère, de ce jaugeage pourtant sans chiffre. Et ces instants de rassemblement de l’épars, cette sensation de mesure de soi-même, de ressemblance avec soi-même grâce à l’autre, dans les yeux, par le corps de l’autre, étaient aussi une syncope – enfin presque. Parfois je me demande comment je fais pour vivre sans ces quasi évanouissements. Mon sommeil sans rêve les recouvre comme une lave. » (Catherine Safonoff, Comme avant Galilée, Zoé, 1993)
J’ai pris l’habitude de commencer à lire la revue Les Moments Littéraires par le portfolio qu’elle offre désormais à chaque nouveau numéro à un photographe de grand talent (Elina Brotherus, René Groebli), ou aux archives d’une personnalité liée à la photographie (le modèle amateur Isabelle Mège).
© Florence Chevallier
Sa dernière livraison est ainsi irradiée par un corpus de huit images splendides de Florence Chevallier, cofondatrice en 1985 avec Yves Trémorin et Jean-Claude Bélégou (tous deux régulièrement présentés dans L’Intervalle) du groupe Noir Limite, collectif ayant mis au cœur de sa recherche la question des limites du figurable : le corps, le sexe, la mort, le sacré…
En des jeux d’ombres et de torsions, la photographe expose avec une grande sensualité la volupté de son corps, utilisant le noir comme une découpe de la chair, offrant au regard une toison aussi mystérieuse que puissante dans l’eau de jouissance qu’elle expulse.
L’enjeu est ici de dialectiser opacité et visibilité dans une approche du corps modelé et ouvert à l’inconnaissable.
© Florence Chevallier
Dans notre ère glaciaire – puritaine, répressive et bête -, la diffusion d’un tel travail est une bénédiction.
« Notre idée était de montrer, confie Florence Chevallier à Gilbert Moreau, le grand refoulé de la photographie de cette époque. Ainsi, dans une série intitulée Corps à corps, nous avons décidé de travailler la relation sexualité-noirceur-limites et cherché à rendre visible notre expérience intime, profonde, tragique, vécue au plus proche des émotions et des pensées dans l’imaginaire de l’amour et de la mort. »
Après une telle entrée en matière, l’appétit levé, place aux textes composant ce numéro construit autour de la figure de l’écrivain suisse Catherine Safonoff, auteure d’œuvres publiées essentiellement aux éditions Zoé, Retour, retour (1984, prix Schiller), Comme avant Galilée (1993), Au nord du Capitaine (2002), La Tête de ma femme et autres histoires (2003), Autour de ma mère (2007), Le Mineur et le Canari (2012), La distance de fuite (2016).
© Florence Chevallier
Daniel Maggetti, professeur de littérature romande à l’université de Lausanne la présente ainsi : « Catherine Safonoff écrit parce qu’elle a le sentiment d’être en situation de perte : perte de la jeunesse, perte de l’amour, perte des parents, la liste pourrait comprendre d’autres formes de dépouillement encore, dont la plus dramatique et la plus effrayante est peut-être la perte de soi. »
Entre autobiographie et autofiction, la première personne invente l’expérience d’une femme attentive à l’ordinaire, aux moments d’inachèvements ou d’incompréhensions, notamment dans la vie amoureuse, écrivant comme on se drogue, en ayant fait de l’île d’Egine l’un des foyers principaux de son désir de création par les mots.
« L’écriture me guide, explique-t-elle à Gilbert Moreau. C’est la dernière phrase qui me dicte la suivante – ou me contraint de remonter dans le texte, pour repérer où j’ai pris une fausse piste. Le plan se fait comme je progresse. Le livre connaît le mot de la fin. »
© Florence Chevallier
Dans un récit inédit reproduit ici, Catherine Safonoff écrit superbement, à propos d’un homme nommé Georges, amant de sa narratrice : « A la fin du séjour, invitation dans une grande villa dans les hauts d’Athènes. Terrasse, amphores, cariatides, bougainvillées. Lustres, serviteurs, parfums, grandes blondes. Je suis très vite soûle et je m’en vais. Je traîne dans les rues m’écroule au pied d’un petit arbre, pleure. Je retrouve l’hôtel au matin. Georges dort, nu sur le lit. Chambre noyée de lumière, grand homme nu sur le lit, femme assise par terre dans un coin. Demain nous allons à Patmos, c’était prévu, il y aurait une excursion touristique. »
On trouvera aussi dans le numéro 44 des Moments Littéraires, outre des textes intimes de Jean Sorrente (Journal 2014) et de Dominique Carron (Les petits territoires), d’autres extraits d’écritures féminines enthousiasmantes, de la journaliste, traductrice et écrivain Rose-Marie Pagnard (Essai de journal d’une acrobate des jours et des nuits), de la romancière Marie-Louise Audiberti (Carnets) et de la chroniqueuse littéraire Anne Coudreuse (à propos de La Vie de famille, de Patrick Roegiers, Grasset, 2020, et de Une Histoire de France, de Nathalie Heinich, Les Impressions nouvelles, 2018, réédition Champs Flammarion, 2020).
Marie-Louise Audiberti : « Au fond j’écris un journal de soi qui est en même temps un journal du soir. Soir de ma vie. Pas un livre testament, surtout pas, je n’ai rien à tester sinon moi. Je me teste et me tâte. Mes bras, mes jambes, et aussi mes goûts, mes lubies, mes manques. »
Catherine Salonoff
Revue Les Moments Littéraires, textes de Catherine Safonoff, Daniel Maggetti, Rose-Marie Pagnard, Jean Sorrente, Marie-Louise Audiberti, Dominique Carron, Anne Coudreuse, photographies Florence Chevallier, directeur de publication Gilbert Moreau, n°44, 2020, 138 pages – numéro dédié à la mémoire de Cécile Reims
Les Moments Littéraires – site
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